Les premiers chocs médiatiques

Un résistant au régime soviétique

1.Un passé héroïque

2. Le veau contre le chêne

L'homme de l'Archipel du Goulag

1. L'accueil fait à l'oeuvre

2. L'affaire Soljenitsyne ou une querelle franco-française

3.La signification réelle de l'Archipel du Goulag

"Apostrophes" du 11 avril 1975 : Soljenitsyne en direct

1. Le "petit théâtre" d'Apostrophes

2. Le tournant de l'émission : l'intervention de Jean Daniel

3. Les réactions médiatiques

 Présences de Soljenitsyne

Les dossiers de l'Ecran : l'écrivain face aux téléspectateurs

1. Thèmes des questions

2. Un différend avec le journal Le Monde

3. Une presse mitigée sur la prestation de Soljenitsyne

Soljenitsyne intime à Cavendish

1. La communauté de Cavendish

2. L'actualité de Soljenitsyne

3. Réactions à "Apostrophes"

Le Grand Homme avant le retour

1. Le Grand Homme chez Pivot

2. En Vendée, chez les Blancs

3. Retour en Russie

Conclusion

Sources et bibliographie

 

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                                  Présences de Soljenitsyne


Soljenitsyne intime à Cavendish

L' " Apostrophes " diffusé le 9 décembre 1983 est une " émission spéciale " : un tête-à-tête entre Bernard Pivot et l’écrivain. Elle constitue le " comble de la reconnaissance, quelque chose comme le Prix Nobel d’ ‘Apostrophes’ ". L’impact médiatique est encore plus important, renouvelé par l’archivage, les rediffusions et les ventes à l’étranger (où ces émissions sont très prisées) de même que les retombées commerciales. L’année 1983 fait partie des " trois glorieuses " d’ "Apostrophes ", une des meilleures en terme d’audience avec une moyenne de 3,4 millions de foyers, soit un taux de 10,9% à l’Audimat. L’émission consacrée à Alexandre Soljenitsyne atteint un score de 17,3%, donc largement au-dessus de la moyenne. Ce n’est cependant pas le meilleur, qui est de 26,6% (une émission avec le journaliste Jean-Pierre Elkabbach, à propos de son livre ‘Taisez-vous, Elkabbach !’, reprise de la célèbre invective de Georges Marchais) .

1. La communauté de Cavendish

Ce numéro se présente en deux parties : tout d’abord un reportage sur la vie de Soljenitsyne à Cavendish, puis l’entretien avec Pivot sur son actualité littéraire (que nous étudierons plus loin.) Le tournage a duré en tout et pour tout deux journées, dont une et demie consacrée au reportage. Quatorze personnes sont présentes sous la houlette du réalisateur Jean Cazenave ; l’éditeur Claude Durand est là également. Alexandre Soljenitsyne — et sa famille — se laisse filmer mais refuse de recommencer une scène ou de se répéter. " Ainsi marquait-il sa détermination à ne jamais passer de la spontanéité au simulacre, du vrai à l’artifice, à ne pas être filmé jouant la comédie ", se souvient Pivot quelques années plus tard .

Dans le reportage, le présentateur insiste sur la liberté accordée à l’équipe par l’écrivain ; seule la maison où il habite n’a pas été filmée " pour des motifs évidents de sécurité (...). Pas de fils barbelés comme on l’a raconté, mais un simple grillage ", tient-il à préciser, démentant les rumeurs malveillantes qui prétendaient que l’écrivain s’était reconstitué un goulag. Il est simplement isolé : tout au début du reportage, nous sommes avec Pivot dans la voiture qui traverse le village de Cavendish et poursuit un long moment sa route à travers les forêts d’un rouge automnal. Que l’on ne s’y trompe pas, malgré la musique country qui accompagne ce voyage, Soljenitsyne s’est exilé de l’Amérique. Les paysages, les maisons de bois que le téléspectateur aperçoit bientôt, et la petite chapelle orthodoxe, tout prouve qu’il s’est reconstitué, non une prison, mais un vrai chez-soi russe.

On commence bien sûr par les présentations : toute la famille pose devant la caméra — l’épouse, la belle-mère, les trois jeunes fils blondinets et rondouillards, et l’écrivain lui-même, vieilli, barbe allongée, plus grise, ventre proéminent sous la vareuse, allure de patriarche ; une photo très " Américains moyens ". Chacun est nommé ; Pivot nous donne l’âge des enfants. Soljenitsyne est suivi dans ses occupations quotidiennes : coupe du bois, prière, cours aux enfants (mathématiques et astronomie), tennis... Commentaire humoristique de Pivot :

" Pouvais-je m’imaginer, en arrivant à Cavendish, que je verrais l’auteur de l’Archipel du Goulag, prix Nobel de littérature, en short, une raquette de tennis entre les mains ?! "

Complicité avec le téléspectateur qui peut s’amuser de voir Soljenitsyne échanger maladroitement quelques balles avec un de ses fils. Message : l’écrivain est un homme simple (Pivot insiste plus tard sur le fait que la famille n’a " pas de secrétaire, pas même une employée de maison "), insoucieux de son image, bon père, chaleureux.

" Il se laisse filmer avec gentillesse, mais ne veut pas refaire une scène. Ecrivain et père de famille, DA, comédien, NIET ! "

Le ton bonhomme de Pivot renforce un sentiment de proximité et de familiarité. Mais les premières paroles de Soljenitsyne rappellent immédiatement un passé moins paisible :

" Quand j’étais enfant, j’ai toujours rêvé de jouer au tennis. Mais les conditions de la vie, la guerre, les camps, m’en ont empêché. De toute façon, enfant, je n’avais pas assez d’argent pour acheter une raquette et les conditions soviétiques rendaient difficile l’accès aux cours de tennis. "

En une réplique, nous retrouvons le dissident et le plan suivant montre la maison à deux étages que Soljenitsyne s’est fait construire spécialement pour son travail, à côté de la maison familiale. C’est le soir, la chaleur de son bureau (omniprésence du bois et de la brique, éclairage doux), l’ordre qui y règne contrastent avec les images précédentes de détente en extérieur. Nous sommes transportés au " saint des saints ", là où s’écrit La Roue rouge : la grande " salle-bibliothèque où est réunie une énorme documentation " explique Pivot ; on y voit quantité de fiches noires d’écriture classées en bon ordre sur une vaste table en bois ; des pans entiers de murs couverts de livres. On aperçoit aussi un lecteur de microfilms : de vastes moyens sont mis au service de son œuvre. Soljenitsyne déclare qu’il travaille 17 heures par jour, ce qui paraît énorme ! S’il n’a pas de secrétaire, sa femme l’aide, en plus de ses autres tâches que Pivot énumère, admiratif : " Non seulement Natalia s’occupe de l’éducation des enfants, mais c’est encore elle, aidée de sa mère, qui fait le ménage et la cuisine. " Elle est aussi une collaboratrice efficace, elle " note, tape, classe, conseille ". Le téléspectateur assiste à une discussion à voix basse en russe entre les époux, qui ne s’occupent pas de la caméra, et dans laquelle Soljenitsyne semble donner des instructions à sa femme qui prend des notes. Interrompus par une question de Pivot, invisible à nos yeux, ils lèvent les leurs, souriants, revenant soudainement à nous. " Quel est le rôle de madame Soljenitsyne ? " L’écrivain enlace sa femme et loue son aide, en termes vagues :

" Son rôle est trop grand pour l’expliquer en deux mots. Elle a une part exceptionnelle dans mon travail. Isolé du monde comme je le suis, c’est une collaboration sans prix. Elle collabore à tous les stades sous des formes très variées. "

Elle n’est pas seule. Les enfants s’y mettent aussi. Ermolaï, l’aîné, " tape les textes de son père sur une imprimante qui donne des pages analogues à celles d’un livre et sur lesquelles Soljenitsyne portera plus tard ses corrections " — il tape, vite, à la machine. Stepan, le plus jeune qui a dix ans, est dérangé dans son travail et interrogé sur ce qu’il fait. Il répond en russe, en montrant un petit carnet couvert de la même écriture noire, avec un air très sérieux.

" Je fais la première frappe du dictionnaire de langue russe composé par mon père. Il a noté dans ce bloc-notes des mots inusités, vieux d’un siècle, dans la but d’enrichir la langue russe aujourd’hui. "

Voilà un enfant qui parle bien ! Il connaît le sens de son travail, l’importance qu’il revêt, et l’accomplit avec application.

Ainsi, tout le monde s’attelle à la tâche. Ce reportage nous montre une organisation à la fois " rigoureuse et méticuleuse " acceptée par tous, apparemment dans la joie de la mission à accomplir : achever La Roue rouge, ou l’histoire de la descente en l’enfer du XXème siècle du peuple russe. Il s’achève sur l’image du couple Soljenitsyne en promenade d’amoureux dans la forêt, sur fond de 2ème concerto pour piano de Beethoven joué par leur fils Ignat, 11 ans, " qui vient de faire ses débuts de concertiste dans l’orchestre professionnel de l’Etat de Vermont " explique Bernard Pivot. Nous restons ainsi avec l’image d’une famille unie, qui jouit d’un bonheur paisible, fondé sur un travail auquel chacun prend sa part, une vie simple, harmonieuse, dans un cadre beau, et où l’art et la religion sont présents. Une sorte d’abbaye de Thélème, les rabelaiseries en moins !

Dix ans plus tard, un autre reportage présente l’écrivain chez lui. Il est présenté lors de l’émission littéraire " Ex-Libris " du journaliste Patrick Poivre d’Arvor, diffusée vers minuit. D’une durée de 35 minutes, elle est entièrement consacrée à Alexandre Soljenitsyne. C’est Claude Durand qui a fourni ce " document inédit en Occident " (Poivre d’Arvor) de vingt minutes. Présent sur le plateau, il parlera ensuite de Mars 17, dernier tome traduit de la Roue rouge. Il y a dû avoir un arrangement ; Durand est un éditeur efficace.

D’origine russe, le document est du cinéaste Stanislas Govoroukhine, de l’équipe d’Ostankino : tel est le nom du Fonds social pour les prisonniers et leurs familles créé par les Soljenitsyne en 1973 et alimenté par les droits d’auteur de l’Archipel du Goulag - il se charge d’envoyer des colis de vivres et de médicaments en Russie. Il semble donc (ce qui n’est pas clairement dit lors de l’émission) que ce document a été tourné à l’occasion des vingt ans d’existence de ce Fonds pour donner aux Russes (libérés du régime soviétique, nous sommes en 1993) des images de la vie de l’écrivain. Nous le retrouvons dans son bureau, toujours alerte : en quelques secondes, ce reportage montre la continuité de sa vie.

Mais son intérêt est ailleurs : il veut prouver la permanence des liens de Soljenitsyne avec la Russie et les Russes, malgré son exil et son " splendide isolement " (Poivre d’Arvor). Le Fonds en est un bon exemple ; mais il n’y a pas que cela. " Je reçois des montagnes de lettres ! " s’exclame Soljenitsyne, de nombreux témoignages de Russes du monde entier, mais évidemment surtout de Russie. Il lit avec émotion la lettre d’une institutrice qui lui raconte la dureté de la vie dans leur pays. Il donne son avis sur la nouvelle Russie : il critique le régime politique en place, " sale hybride ", " fusion des requins du monde de l’argent, de la nomenklatura et de tous ceux qui se sont maquillés en pseudo-démocrates ". Seul un " repentir général " et " un réveil de la conscience morale " permettront à un " pouvoir fort et sûr de lui " de voir le jour et de réformer le pays pour le mener petit à petit à la démocratie. Plus drôlement, il fustige l’américanisation de la langue et prend à témoin l’équipe qui l’entoure de la laideur des termes anglo-saxons (mais aussi français comme le mot " maire ") prononcés à la russe. Enfin, c’est dans ce reportage que l’on apprend que le dissident fut victime d’un attentat en août 1971 de la part du KGB : le " coup du parapluie " bulgare.

Ces reportages sur Soljenitsyne ne sont pas diffusés isolément : ils prennent place chacun dans des émissions plus larges consacrées à l’actualité de l’édition de son œuvre.

2. L’actualité littéraire de Soljenitsyne

Plusieurs émissions évoqueront purement l’actualité littéraire de l’écrivain pendant notre période : les deux évoquées supra, " Apostrophes " en 1983, à propos de la sortie de deux livres, la nouvelle version d’Août 14 et un pamphlet Nos pluralistes, et donc " Ex-Libris " en 1993 sur Mars 17 ; le traducteur de la nouvelle édition du Premier cercle est invité à " Apostrophes " en 1982 ; un numéro spécial d’ " Ex-Libris ", consacré à l’effervescence littéraire moscovite en 1989, évoque la parution de l’Archipel du Goulag en Russie ; lors d’un " Bouillon de culture " en 1991 (nouvelle émission de Bernard Pivot, après l’arrêt d’"Apostrophes "), Claude Durand, encore lui, évoque le retour de l’écrivain dans son pays et présente Comment réaménager notre Russie ? Mais revenons en arrière, à Cavendish, à une époque où la guerre froide ne semble pas permettre un retour de Soljenitsyne dans sa patrie.

  • Pivot en tête-à-tête exclusif à Cavendish

C’est dans la maison de travail de Soljenitsyne, à l’étage où il écrit, sous une galerie extérieure, qu’a lieu l’entretien de Bernard Pivot avec l’écrivain, tour à tour traduit en simultané et sous-titré. Le contraste entre les habits des deux hommes frappe tout de suite : costume cravate pour le présentateur occidental, chemise de bûcheron pour le dissident. Si celui-ci a vieilli (c’est surtout visible par la couleur de la barbe, les pommettes, elles, restent lisses), ses yeux sont toujours aussi vifs.

Pivot place l’émission sous le signe de la littérature : la raison de l’entretien est la publication concomitante aux éditions Ymca-Press (en russe) et Fayard (en français) de " la version définitive et complète d’Août 14, 400 pages de plus que la précédente version " (gros plan de la caméra sur le pavé). Il ne fait pas mention du pamphlet.

L’entretien commence donc par une discussion sur le fond comme sur la forme d’Août 14, premier " nœud " d’un projet de longue date.

" Je me souviens très bien de la journée en novembre 1936 [à l’âge de 18 ans donc] quand subitement ce dessein m’a saisi, il y a 50 ans de cela. J’ai décidé alors d’écrire une grande épopée sur la révolution russe "

Il invoque l’influence déterminante de Léon Tolstoï dont il a lu Guerre et Paix à l’âge de dix ans : il a senti " aussitôt une aspiration à écrire une œuvre importante ". C’est sa grande œuvre, dont il n’a été dévié qu’à cause des circonstances de la vie et la nécessité ensuite de témoigner de son expérience du camp et de lutter contre le régime soviétique. D’ailleurs, malgré la guerre et les camps, il a pu conserver les premiers brouillons de 1936/37. Soljenitsyne va les chercher dans un tiroir de son bureau et sort une enveloppe bourrée de feuillets soigneusement pliés : la caméra zoome sur la main de Pivot qui examine quelques feuilles et permet au téléspectateur de voir assez nettement la même petite écriture noire, serrée, quasiment sans ratures. Puis, ensemble, ils feuillettent un carnet rempli en secret lorsqu’il était enfermé dans la prison pour ingénieurs (la " charachka " de Marfino). L’écrivain commente ces écrits :

" Les chapitres sont identiques à la version définitive (...) l’écriture a changé, la facture a changé, la composition, pas. "

Unité de la volonté de Soljenitsyne qui apparaît ici comme la réalisation d’un destin forgé dès les premières années et que rien ne peut faire dévier. S’il a gardé du projet initial la composition en " nœuds " (métaphore mathématique : les points nodaux sont ceux qui permettent de reconstituer une courbe), segments temporels limités à deux/trois semaines où se concentrent les événements clé, sa perspective s’est modifiée au fil des années. Voulant se concentrer à l’origine sur le coup d’Etat d’Octobre, " racine des événements " à ses yeux, il en vient à étudier la révolution de Février, puis la nécessité lui est apparue de montrer la guerre de 1914, et enfin les mouvements et idées révolutionnaires du début du siècle : l’assassinat du premier ministre Stolypine en 1911, et 1905. C’est ce dernier point que traitent les 400 pages de la nouvelle version avec le chapitre Lénine à Zurich, déjà publié séparément en 1976 (et que Soljenitsyne a rédigé lui-même à Zurich).

Vaste fresque, la Roue rouge

" embrasse des centaines de personnages, pour la plupart réels, historiques. [Elle] embrasse également des dizaines de lieux géographiques en Russie. C’est comme le mouvement de la Russie emportée dans le tourbillon révolutionnaire ",

explique son auteur. Pivot évoque " l’extraordinaire richesse des techniques d’écriture " qui permet de répondre à la diversité des thèmes traités. Soljenitsyne n’a pas l’intention d’inventer de formes nouvelles, mais il entend employer les techniques les plus efficaces à son sens pour transmettre le matériau et diversifier le récit.

" Ainsi, j’ai des chapitres que j’appelle ‘Ecran de cinéma ’ : l’écran est très nécessaire parfois pour focaliser, pour montrer une toute petite scénette dans ses moindres détails. (...) Les revues de presse : elles jouent chez moi un rôle tout à fait particulier. Elles permettent de décrire de façon très concentrée des événements tout à fait secondaires. Par ailleurs, il est important de savoir comment les contemporains exprimaient et comprenaient les événements. C’est le seul moyen de décrire l’attitude de la société devant les faits."

Ces techniques sont proches de celles de l’écrivain américain John Dos Passos, mais son nom n’est pas cité.

Le titre de la fresque indique la vision qu’il a de la révolution :

" J’ai trouvé que c’était l’expression la plus adéquate de la loi de toute révolution, y compris de votre révolution française, insiste-t-il. Quand se met à tourner cette grandiose roue, cette roue presque cosmique emporte tout un peuple, des peuples entiers, et ses propres agents sont emportés comme des grains de sable, qui tournent, impuissants, dans ce tourbillon. Le plus souvent, ils y périssent. "

Sa vision est déterministe : à partir de l’assassinat de Stolypine, pour lequel il a une grande admiration — " Stolypine était un homme d’Etat vraiment exceptionnel, pour tous les siècles ; au XXème siècle c’est de loin le plus grand que nous ayons eu " — les dés sont jetés et tout concourt à l’embourbement final de la Russie dans le bolchévisme : la guerre, les personnalités médiocres de Nicolas II et de son entourage, et presque par-dessus tout la révolution de Février paralysée par la faiblesse des hommes politiques et un parlementarisme débridé. Lénine n’eut plus qu’à ramasser le pouvoir. Pivot note que Soljenitsyne est critique sur le rôle du tsar (car si dans les chapitres dits " narratifs " il laisse ses personnages agir sans juger, il se permet d’intervenir dans les chapitres dits " historiques ") :

" C’était un homme de grande qualité spirituelle, de grande pureté, un chrétien conséquent mais il n’était pas fait pour tenir le gouvernail de la Russie dans une telle tempête, quand le navire est ballotté par les vagues. "

Plus loin dans l’entretien, Soljenitsyne dément être nostalgique du tsarisme, comme on le prétend aux Etats-Unis (il cite Henri Kissinger). Il fait remarquer à Pivot que celui-ci a bien conclu l’inverse de sa lecture d’Août 14. " Ils sont persuadés que je préconise pour la Russie un régime théocratique. Jamais personne ne me cite ", se plaint-il. L’histoire de la révolution russe ne peut qu’avoir une dimension politique, par les choix, les jugements qu’opère l’écrivain, et c’est ainsi que la politique se glisse dans cette émission littéraire. Il se lamente de n’avoir que très peu d’articles critiques sur son œuvre, mais surtout des commentaires sur ses prises de position politiques. Il ne les fait pas par goût, prétend-il, ce qui est à nuancer : dans Le grain, Soljenitsyne avoue sa passion pour la politique et le fait qu’il ne peut s’empêcher d’intervenir. Il est vrai qu’il y est poussé par le sentiment de sa mission à laquelle il ne doit pas faillir : " On a tué tellement de monde en Russie qu’il ne reste presque plus personne pour dire les choses comme elles se sont passées. " Pivot opine :

" Mais ce qui est vrai, c’est que votre célébrité comme rescapé et dénonciateur du Goulag, comme ennemi juré du communisme, fait parfois oublier que vous êtes d’abord et avant tout un écrivain ! "

Son intervention est un peu saugrenue ; Soljenitsyne est un écrivain " à mission " pour qui la plume est avant tout un moyen. Il s’est attelé à sa tâche sans relâche : " Depuis que j’ai formé le projet de cette œuvre (La Roue rouge), j’ai travaillé tous les jours, sans interruption. " Et cette tâche, prévoit-il, l’occupera jusqu’à sa mort ; il lutte contre le temps.

Il est à l’opposé de la conception de " l’art pour l’art " qui domine la littérature occidentale depuis Flaubert. Que ce soit La Roue rouge, selon lui sa grande œuvre, ou celles " accidentelles " sur les camps, l’enfermement dans la période soviétique (Une journée..., Le Premier Cercle, Le pavillon des cancéreux, L’Archipel du Goulag), que ce soit par la littérature ou les interventions politiques, Soljenitsyne n’a qu’un seul but : sauver le peuple russe du joug communiste ( " La Russie est aux mains des bandits communistes ", dit-il — la politique fait partie intégrante de sa mission) et lui restituer sa mémoire, son identité. C’est ainsi qu’il s’intéresse également de près à la langue et fait œuvre de conservateur, à l’opposé de la volonté des révolutionnaires de 1917 de faire table rase du passé ; dès le camp, il étudia le dictionnaire, seul livre qu’il pouvait lire sans danger :

" [La langue russe] acquiert beaucoup de nouveaux mots techniques, mais le relief, la dimension vivante, [comme] dans toutes les langues modernes, se rétréci[t]. Autour de la langue russe actuelle, il y a toute une zone périphérique qui n’est pas tout à fait encore morte : si l’on pouvait conserver cette couche périphérique, on pourrait enrichir la langue. Je travaille précisément dans cette couche pour garder à la langue ce qui peut encore être gardé. "

De nouveau, il propose à Bernard Pivot de lui montrer les carnets qu’il tenait dans les camps et dans lesquels il notait un premier choix de mots à réemployer. Exclamations émues du journaliste devant cette écriture très menue, presqu’illisible, qui envahit tout le papier disponible.

Si, à Cavendish, il bénéficie de conditions idéales pour écrire (l’aisance matérielle pour la première fois de sa vie, l’isolement, l’espace, l’accès aux archives russes des grandes bibliothèques américaines), il lui manque le principal : la patrie. Bien sûr, il s’est reconstitué une Russie et toute la famille vit en Russes : les enfants sont élevés dans l’amour de la Russie et " imprégnés de culture russe ". Mais

" le désir [de rentrer en Russie] ne me quitte pas un instant, même la certitude du retour ne me quitte pas. Je ne sais d’où elle vient ; ni la situation mondiale, ni celle de l’Union soviétique n’offrent de signes réconfortants. Mais mon sentiment profond me laisse entendre que je reviendrai vivant chez moi, dans ma patrie, bien que je sois loin d’être jeune, comme vous le voyez. "  

Il voit dans le mouvement Solidarité en Pologne un signe d’espoir que la situation bouge dans le bloc de l’Est. Pour lui, il n’a pas échoué, malgré l’Etat de guerre décrété par le général Jaruzelski en décembre 1981 et l’interdiction du syndicat.

" [Le mouvement] n’a pas échoué. Non, non, pas du tout ! Il a connu un grand succès. Simplement vous ne voyez pas, vous n’êtes pas dans les mêmes dimensions du temps. Précisément, le mouvement de Walesa est un de ceux qui nous montre que les pays de l’Est peuvent se libérer eux-mêmes. Ce mouvement, faites bien attention, n’a rien à voir avec le socialisme : jamais un mouvement de libération à l’Est ne sera un mouvement socialiste ! Le socialisme nous est odieux. "

Preuve de sa réussite : la remise du prix Nobel de la paix à Lech Walesa. C’est " une victoire spirituelle des Polonais, unis dans le christianisme contre le socialisme et le communisme. " Cela, malgré l’absence d’aide de l’Occident. Soljenitsyne lui demande deux choses : se maintenir face à l’URSS et aider les mouvements de libération intérieurs. Ce qu’il ne fait pas ou peu. Quand il se décide à mener une action " raisonnable " (l’envoi des troupes américaines à Grenade), c’est le " tollé général ", alors que personne n’avait réagi à l’occupation de l’île par les Cubains. Sa lecture est que les Occidentaux ne laissent pas les peuples disposer de leur sort mais les livrent toujours aux communistes, dans une perversion de ce droit. Il cite l’exemple du Vietnam et du Nicaragua. Nous retrouvons là le même raisonnement tenu lors de la première émission d’" Apostrophes ", en 1975.

  • Encore une polémique : Nos Pluralistes

L’écrivain est donc à nouveau amené à s’exprimer sur la politique internationale : cela fait partie de son combat, celui du recouvrement de la liberté spirituelle contre l’oppression du régime communiste, celui qui sévit sur sa chère Russie. C’est cette même mission qui l’a poussé à écrire le pamphlet Nos Pluralistes, " réponse à quelques détracteurs ", des émigrés de la troisième génération. Il prétend les avoir ignorés depuis son arrivée aux Etats-Unis, et de n’avoir lu tous leurs écrits d’une traite en un mois que pour leur répondre. Il les accuse de se croire autorisés à interpréter l’histoire russe dans sa totalité, sans aucune compétence (sous-entendu : contrairement à lui qui l’a étudiée pendant des années). Il critique la mise au pinacle du pluralisme en Occident qui mène au relativisme pur et simple. Sous prétexte de " pluralisme " donc, des émigrés trompent l’Occident en lui donnant " une perspective faussée, de faux conseils, le font sans aucun sens des responsabilités ", notamment en confondant le peuple russe avec son régime politique, en voyant dans le communisme soviétique une " orthodoxie ténébreuse ". Certains le font intentionnellement (anciennes élites soviétiques), d’autres par ignorance. Soljenitsyne est pris à parti :

" Je les gêne parce que je suis de ceux qu’on n’a pas eu le temps d’éliminer. (...) La poétesse Anna Akhmatova m’a dit un jour : ‘Allons, Alexandre Issaïevitch, nous deux, Staline n’a pas eu le temps de nous éliminer.’ (...) Je dis la vérité sur la Russie, ce qu’il en est, j’ai consacré ma vie à cela. C’est pour cela que je leur suis un personnage odieux. Je ne leur permets pas de se présenter comme des témoins exclusifs : il faut donc me persécuter. "

Il ne leur permet pas de se poser en témoins exclusifs mais il tend lui-même à le faire. Concernant le peuple russe, Soljenitsyne admet difficilement une autre opinion que la sienne. Dans son pamphlet, il écrit bien que la vérité est une et qu’elle " relève de Dieu ", l’homme ne pouvant chercher qu’à s’en approcher, mais dans le feu de l’action, il assène : " Je dis la vérité sur la Russie ". De plus, il leur reproche de donner des leçons à l’Occident, ce qui est comique de la part d’un homme qui n’est pas avare de morale ! Bernard Pivot ne formule aucune critique particulière sur le livre : il le fait d’ailleurs rarement dans son émission. Soit il aime, soit il cherche à mettre l’auteur en valeur, à le laisser parler de son livre d’autant plus s’il l’admire, ce qui est visible ici. Il le dit clairement quelques années plus tard, invité au journal de 13 heures pour commenter le retour de Soljenitsyne en Russie :

" Quand on est en face de Soljenitsyne, c’est impressionnant, parce que vous avez en face de vous non seulement un grand écrivain, mais aussi un acteur de l’histoire, un témoin [il énumère sur ses doigts], une victime, un juste, un juste... en.. .en deux mots, donc vous êtes très très impressionné ![ il prend la tête de quelqu’un de très très impressionné] ".

Forcément, l’entretien s’en ressent.

Alain Rémond, qui consacre sa rubrique " Mon œil "(de Télérama) à l’émission, le lui reproche :

" [Pivot] avait (...) mis au placard son impertinence pour se vêtir d’une inhabituelle déférence... "

Il y avait pourtant de quoi l’exercer, cette impertinence, à propos de ce pamphlet, " qui ne fait pas, c’est le moins que l’on puisse dire, dans la dentelle ". Certes, Soljenitsyne en a parlé lors de l’émission, mais en termes trop vagues, et Alain Rémond eût souhaité qu’il en fût davantage question. Il parle d’un règlement de comptes à l’œuvre sous la volonté de " rétablir la vérité " ; traque une contradiction dans les paroles de l’écrivain, qui prétend avoir ignoré ses détracteurs pendant six ans, en relevant une citation sur les émigrés qui " se mettent, ici, en Occident, à donner des explications unilatérales " au moment de son expulsion (il n’y a donc pas de contradiction ici), et en citant une interview accordée au Nouvel Observateur en 1979 où " il reprenait ces attaques en les précisant et en les développant. " Il est vrai que le dissident avait abordé cette question, et avait défini les trois courants de cette émigration. Il les connaissait donc, sans forcément avoir lu leurs livres, comme l’affirme Rémond. Il critique ses méthodes, sa façon de citer hors contexte, sans donner le nom de l’auteur : Soljenitsyne affirme dans son livre qu’il a soigneusement noté toutes ses références, mais elles n’apparaissent effectivement pas dans son pamphlet. Il dénonce son intolérance :

" Soljenitsyne n’a jamais pu admettre de critiques de l’URSS venant de dissidents contaminés par les idées démocratiques occidentales ( ce ‘pluralisme’ sur lequel il ironise et ricane). "

Le dissident n’ironise pas sur le pluralisme, il n’est pas absolument contre mais a envers lui une position ambivalente : s’il est nécessaire, il ne constitue qu’un moindre mal, un signe de l’imperfection humaine, qu’il ne faut surtout pas considérer comme un bien à rechercher. Ainsi, il écrit :

" La diversité des opinions revêt un sens dans la mesure où, par la confrontation, elle nous permet avant tout de dépister nos propres erreurs et de les repousser. 

Et plus loin, il défend même la pluralité des opinions en affirmant qu’en Occident, le pluralisme est plus un slogan qu’une réalité et que la démocratie ne supporte pas qu’on la mette en cause. S’il est à coup sûr ambigu sur cette question (comme sur bien d’autres — Soljenitsyne n’est pas tant " tout d’un bloc " que cela), conclure à la dangerosité de ses idées constitue un procès d’intention :

" Ce que nous devons à Soljenitsyne est immense, incalculable. Littérairement et politiquement. [Le salut à son passé est de rigueur — V. H.] Ce n’est pas une raison pour refuser de voir ses faiblesses, ses limites. Pour ne pas dire que ses idées sur la démocratie, les libertés, l’après-communisme en URSS, sont contestables. Et inquiétantes. "

Télérama s’intéresse beaucoup à Nos Pluralistes. Michèle Gazier avait déjà rédigé un avant-papier sur l’émission : celle-ci étant enregistrée, elle fut visionnée lors d’une conférence de presse donnée par Bernard Pivot et Claude Durand. Elle note que ce livre " est aussi ‘mince’ (80 pages) que (semble-t-il) encombrant. (...) [A cette conférence], Nos Pluralistes était le grand absent et bien peu de choses ont été dites à son propos. " Tout le monde n’a pas pu le lire, et ceux qui l’ont reçu en service de presse, quasiment honteux, " préfèrent taire leur avis : ‘ C’est un règlement de comptes interne’ ; ‘ je préfère ne pas m’en mêler’,... " Visiblement, elle ne l’a pas lu, sait seulement qu’il dénonce le pluralisme politique, " en gros le système politique libéral ", ce qui est une vision réductrice du livre, qui est aussi une discussion sur la nature et l’origine du régime soviétique. Pour elle, Nos Pluralistes apparaît comme un faux pas du dissident, qui gênerait ceux qui l’ont soutenu et apporterait " de l’eau au moulin des communistes ". Michèle Gazier imagine les " réactions dissonnantes " qui ne manqueront pas de se faire entendre.

Dans Le Monde, si Michel Tatu parle du livre comme d’un " règlement de comptes ", sa critique est dans l’ensemble équilibrée et il reconnaît qu’il a pris un certain plaisir à lire Soljenitsyne. De même remarque-t-il avec malice que l’écrivain

" a beau nous dire que ce genre de littérature ne représente qu’un dizième de ses travaux, qu’il ne s’est lancé qu’à son corps défendant dans la lecture de tout ce qu’écrivaient ses détracteurs et qu’il a hésité avant de ‘s’empoigner avec eux’, on ne nous ôtera pas de l’idée qu’il y a trouvé quelque délectation, et qu’il a réussi à faire partager ce sentiment à ses lecteurs. " 9;

Le même journal publie une petite interview du dissident Andréï Siniavski — un de ceux qui est pris à parti par Soljenitsyne dans son pamphlet —, juste en dessous du compte-rendu de l’émission " Apostrophes " par Nicole Zand. Et le même Siniavski l’interpelle (" Camarade prophète ! ") dans deux pages du Nouvel Observateur. L’écrivain finirait-il par croire à sa propre sainteté, à l’instar d’une grande partie de l’émigration russe ?

" (...) la vérité est une, et cette vérité appartient à Soljenitsyne et à ceux qui partagent totalement son point de vue, tout le reste n’étant que mensonge. (...) Il passe sous silence le fait que beaucoup des auteurs sur lesquels il se rue ont été solidaires de lui sur bien des questions de principe ",

écrit Siniavski. Ceux qui osent ne pas être en accord avec lui sont accusés de haïr la Russie : le dissident plaide pour une liberté de parole qui ne peut être que profitable aux Russes. Il se demande si Soljenitsyne n’a pas tendance à défendre cette liberté uniquement quand elle l’arrange, comme quand il était en URSS... Approuvant sa phrase sur la nature divine de la vérité, il ajoute :

" Et ceux qui, petits et grands, aspirent à Elle cheminent diversement, ils ne défilent pas au pas cadencé sous les ordres du Parti ou d’un écrivain. Cela suffit, nous avons assez marché ! "

Soljenitsyne est défendu avec vigueur par son éditeur russe et ami Nikita Struve, qui dans Le Figaro, s’insurge contre les

" anciens marxistes convertis à la dissidence, mais soucieux, avant tout, de sauver un socialisme imaginaire, anciens amis déçus ou dépassés, hommes de lettres aigris ou envieux [qui] se sont ligués pour essayer de ternir l’image du plus illustre de leurs contemporains et de leurs compatriotes. "

Dans le même quotidien, Jacques Richard, dans son avant-papier sur " Apostrophes ", écrit que Soljenitsyne " répond aux accusations de quelques sectaires, que certains intellectuels français se sont empressés de reprendre à leur compte (‘un ayatollah panslaviste, nostalgique du tsarisme’ etc.) "

Cette petite polémique à propos du pamphlet de Soljenitsyne peut étonner. Certes, pour la première fois depuis quelques années, il reprenait la parole et sur un ton offensif, ce qui appelait des réactions. Certes, les journalistes toujours pressés par le temps, ne pouvaient passer à côté de ce petit livre de 80 pages, vite lu. Mais les questions abordées par Nos Pluralistes sont en partie internes aux milieux de l’émigration russe, et l’on se demande si ce n’est pas simplement une occasion pour certains journalistes d’épingler l’écrivain et une réaction épidermique à l’enthousiasme que soulève ce numéro d’ " Apostrophes ".

3. Réactions à "Apostrophes"

Jamais une émission où apparaît Soljenitsyne n’a autant suscité de commentaires ; le fait qu’elle ait pu être visionnée avant sa diffusion par les journalistes a eu pour conséquence de doubler le nombre de papiers : avant-papier sur l’émission ou, plus polémique donc, sur le pamphlet, et compte-rendu le lendemain de la diffusion. Les critiques sont dans l’ensemble enthousiastes, exceptions faites d’Alain Rémond dans Télérama, déjà cité, et d’Arnaud Spire, dans L’Humanité. Ce dernier nous apprend qu’une " salve d’applaudissements " a salué cet " Apostrophes " lors de la conférence de presse. Ils sont unanimes à apprécier le reportage sur la vie de l’écrivain : Nicole Zand, dans Le Monde, regardant cet "extraordinaire document " qui " fera date ", n’a pas pu " s’empêcher de se demander : comment était-ce la vie à Iasnaïa Poliana? " (la résidence de Tolstoï) et dans Le Nouvel Observateur, Françoise Giroud eût aimé en posséder un identique " sur Victor Hugo à Guernesey ". Même Alain Rémond est content :

" Soljenitsyne en short jouant au tennis avec son fils, c’est étonnant. Soljenitsyne racontant à Pivot sa vie de moine écrivain, c’est passionnant. Soljenitsyne sortant d’un tiroir ses carnets de captivité, c’est émouvant. Pour tout dire, bravo, Bernard Pivot, pour nous avoir offert cet ‘Apostrophes’ exceptionnel, pour avoir réussi à obtenir cette exclusivité mondiale. "  

Justement, pourquoi cette exclusivité accordée à la télévision française alors qu’elle est refusée à toutes les autres télévisions occidentales ? s’interrogent Alain Rémond et Arnaud Spire. Parce que, et ils citent Bernard Pivot lors de la conférence de presse, en France, on le considère davantage comme un écrivain : il garde un bon souvenir du premier " Apostrophes " de 1975, " un souvenir mouillé " ricane Spire. Car lui se demande plutôt si cette " sollicitude pour notre pays " n’aurait pas de rapport " avec sa situation unique en Occident, avec ses quatre ministres communistes, et ses efforts pour trouver une issue à la crise du vieux monde ? " Et le journaliste, comme son confrère en 1976 au moment des " Dossiers de l’Ecran ", de rapporter l’intervention de Soljenitsyne à la situation politique intérieure de la France... Alain Rémond fait une autre analyse de l’accueil particulier dont l’écrivain jouirait en France : il remarque que dans la masse d’écrits qui lui ont été consacrés depuis une dizaine d’années, il ne se trouve pas, " loin de là, que des commentaires strictement littéraires ", ce que l’on ne peut que confirmer ! Selon lui, il existe un " quasi-consensus " autour de Soljenitsyne, non pour des raisons littéraires, " mais pour des raisons essentiellement politiques ". Il remarque :

" Ce n’est pas un hasard si les seuls journaux à l’avoir constamment critiqué sont ceux d’obédience communiste. "

Perspicace Alain Rémond. Que les communistes, maintenus sans faiblir dans la ligne du PCUS par leur premier secrétaire Georges Marchais, critiquent le dissident qui a témoigné et écrit contre le régime qui les soutient, ne doit en effet rien au hasard... Alain Rémond les donne-t-il en exemple à la gauche non communiste ? C’est apparemment à elle qu’il s’en prend : il critique le fait que la " lutte contre le totalitarisme soviétique [soit] passée au premier rang des préoccupations de la gauche socialiste " et ait " quasiment " fait de Soljenitsyne " un tabou. Intouchable. " Même le journal Libération, note-t-il, lui ouvre largement ses pages, sans formuler la moindre critique. Et pourtant, enchaîne-t-il, il y avait de quoi faire, avec Nos Pluralistes. Pour Rémond, si " ce que nous devons à Soljenitsyne est immense, incalculable. Littérairement et politiquement ", il faut dire qu’il a des idées plus que contestables, " inquiétantes " et apparemment, il romprait seul le tabou (avec les communistes, donc). En étudiant les articles parus dans Le Nouvel Observateur (ne prenons que ce seul magazine, représentatif de cette gauche anti-totalitaire), on ne peut affirmer que l’écrivain soit un tabou, ne serait-ce que par la couverture qu’ils ont faite du pamphlet de Soljenitsyne. Et Jean Daniel émet toujours une réserve sur ses idées panslaves, sa nostalgie de la Russie des Tsars, même quand il insiste sur la nécessité pour les Occidentaux de l’entendre et de réfléchir à ses paroles. Son accueil de l’écrivain n’a jamais été inconditionnel. Ce qui n’est d’ailleurs le cas d’aucun journal étudié sur notre période, à l’exception peut-être du Figaro, qui passe sur les divergences qui peuvent exister entre l’écrivain et lui.

Il est vrai que cette année-là, 1983, est moins propice au lancement de polémiques : la guerre froide bat son plein de nouveau (avec notamment le programme dit de la " guerre des étoiles " lancé par le président américain Ronald Reagan et le déploiement des missiles sur le sol allemand), mais la politique soviétique, clairement offensive, ne trouve plus que le PCF pour la soutenir encore : la guerre en Afghanistan, la répression de Solidarité en Pologne tuent définitivement le reste de crédit que l’on pouvait lui accorder en dehors du cercle communiste. En France, les socialistes sont au pouvoir, et n’ont pas tant besoin de ménager leurs alliés communistes que dans les années 70. Et, ainsi que le remarque Alain Rémond, le quotidien Libération a abandonné sa ligne gauchiste et est devenu un journal plus modéré, qui a été sauvé de la faillite par l’Etat en 1981.

Cette baisse de tension idéologique qui s’ensuit dans le milieu intellectuel (Max Gallo, porte-parole du gouvernement, s’en plaignit dans un article du Monde) se répercute (si l’on peut dire) sur l’accueil fait à celui " qui incarne pour nous l’antisoviétisme " ; un révélateur de la mauvaise image de l’URSS et de la chute de la puissance communiste en France, plus que d’une totale acceptation de Soljenitsyne. Les empoignades politiques étant moins aiguës, les journalistes peuvent davantage parler de la personnalité de l’écrivain et de son métier. Le Figaro ne s’en prive pas. Dans son avant-papier, Jacques Richard insiste sur le fait qu’il n’a parlé que " très secondairement des événements internationaux pendant les dernières minutes " et c’est le principal critique du Figaro littéraire, Renaud Matignon, qui fait le compte-rendu de l’émission. Lyrique, sa plume exalte " le poète " qui " parlait à la fois le langage de tous et le raisonnement des philosophes " : " On était brutalement réveillé par cette voix de poète et comme angoissé par cette angoisse et par cet appel fraternel. " Ainsi que nous l’avons remarqué plus haut, l’éloge est spirituel et plus précisément chrétien au Figaro. Le jour de l’émission, toujours dans ce journal, l’historienne du PCF Annie Kriegel compare Soljenitsyne au pape.

" Alexandre Soljenitsyne, comme Jean-Paul II — et c’est pour tous deux la source de leur immense autorité spirituelle — savent qu’ils n’ont pas à nourrir de projets à court terme. Ils savent que le salut de leur peuple n’est pas programmable dans le commun des jours. "

Françoise Giroud, dans Le Nouvel Observateur, est moins sensible à ce côté " prophète " ; elle reste notamment sceptique devant les propos de l’écrivain sur la victoire de Lech Walesa en Pologne et sur la possibilité d’un retour en Russie... S’il aura heurté le " confort intellectuel " de plus d’un téléspectateur, " le sien est absolu " note-t-elle. Elle préfère définitivement l’écrivain. L’homme aussi : elle a été charmé par son mode d’être, " expansif, confiant, animé, vif, presque gai " ; ce reclus " parlait d’abondance ", comme l’instituteur qu’il fut et est resté pour ses enfants, remarque Nicole Zand dans Le Monde. Celle-ci utilise des termes assez proches pour le qualifier :

" Ce qui frappe d’abord (...) c’est l’impression qu’il donne de force, de santé, de solidité, d’équilibre, de foi. L’impression aussi (...) qu’il détient la vérité et que seuls ont raison ceux qui pensent comme lui. "

Son pamphlet et la querelle qui l’oppose aux autres dissidents reproduit le vieux clivage entre slavophiles et occidentalistes, explique-t-elle, avant de s’interroger sur ce que les téléspectateurs ont pu comprendre des reproches que Soljenitsyne lançait à ses détracteurs. Elle a pour sa part décelé à tous les moments " ce mépris mêlé de déception à l’égard d’un Occident en décadence, qui a perdu les vraies valeurs. " Enfin, elle perçoit bien la difficulté de dissocier art et politique dans une entreprise comme La Roue rouge.

On peut dire que cette émission d’ "Apostrophes " de 1983 a connu un grand succès médiatique. Elle a tout eu : le " scoop " mondial pour le reportage à Cavendish, une petite polémique autour de Nos pluralistes, un nombre important d’articles pour une émission de télévision, dont la majorité est élogieuse, enfin une bonne audience. Aucun doute, presque dix années après son expulsion d’URSS et malgré son isolement aux Etats-Unis, Alexandre Soljenitsyne intéresse encore beaucoup les Français.

 

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