Les premiers chocs médiatiques Un résistant au régime soviétique 1.Un passé héroïque 2. Le veau contre le chêne L'homme de l'Archipel du Goulag 1. L'accueil fait à l'oeuvre 2. L'affaire Soljenitsyne ou une querelle franco-française 3.La signification réelle de l'Archipel du Goulag "Apostrophes" du 11 avril 1975 : Soljenitsyne en direct 1. Le "petit théâtre" d'Apostrophes 2. Le tournant de l'émission : l'intervention de Jean Daniel 3. Les réactions médiatiques Présences de Soljenitsyne Les dossiers de l'Ecran : l'écrivain face aux téléspectateurs 1. Thèmes des questions 2. Un différend avec le journal Le Monde 3. Une presse mitigée sur la prestation de Soljenitsyne Soljenitsyne intime à Cavendish 1. La communauté de Cavendish 2. L'actualité de Soljenitsyne 3. Réactions à "Apostrophes" Le Grand Homme avant le retour 1. Le Grand Homme chez Pivot 2. En Vendée, chez les Blancs 3. Retour en Russie
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Les premiers chocs médiatiques L'homme de l'Archipel du Goulag L’annonce de la parution au mois de décembre 1973 de l’Archipel du Goulag fait grand bruit, et pendant un mois et demi, les journaux français abondent en articles sur ce livre et son auteur, sur la signification profonde de cet " essai d’investigation littéraire " et la pensée de l’auteur sur le socialisme — la polémique va bon train, jusqu’à aller chez certains jusqu’aux calomnies... comme en URSS. Mais bien au-delà de cette période, l’influence de l’Archipel semble se faire sentir sur bien des intelligences. 1. L’accueil fait à l’œuvre Il convient de rappeler qu’en décembre 1973, seul le premier tome de l’Archipel du Goulag paraît (c’est-à-dire les deux premières parties sur les sept que le livre compte), et uniquement en russe. Bien sûr, les maisons d’édition (choisies par l’entourage d’Alexandre Soljenitsyne) des différents pays (le Seuil, pour la France) se dépêchent de traduire l’ouvrage : les éditions du Seuil seront rapidement en mesure d’en donner les premières pages à l’hebdomadaire L’Express qui les publie en exclusivité dans son numéro du 7 janvier 1974 (là encore, le magazine a été sélectionné semble-t-il par l’avocat zurichois de l’écrivain, Me Fritz Heeb). Les éditions du Seuil avaient déjà publié Les droits de l’écrivain, petit recueil composé des pièces relatives à l’exclusion d’Alexandre Soljenitsyne de l’Union des Ecrivains, ainsi qu’Août 14 (premier " nœud " de la future Roue Rouge) en 1971-1972. Claude Durand, son interlocuteur au Seuil à l’époque, raconte qu’à l’automne 1973, Paul Flamand (PDG des Editions du Seuil) et lui-même sont appelés à rencontrer maître Heeb à la foire de Francfort. L’avocat leur annonce confidentiellement l’existence de l’Archipel du Goulag dont ils doivent traduire immédiatement le premier tome " de façon à le publier dès que l’ordre en sera donné par l’auteur " . Comme nous l’avons vu plus haut, la main basse du KGB sur le manuscrit contraint l’écrivain à la publication en russe de l’Archipel aux éditions Ymca-Press. Son responsable, Nikita Struve, travaille en collaboration avec les traducteurs français et le Seuil. L’Express publie donc en avant-première les premières pages (huit en tout) du premier chapitre, consacré à l’arrestation. Un peu plus tard, ce sont quelques morceaux de la septième partie (c’est-à-dire la dernière) qui sont proposés aux lecteurs, dans le même magazine. D’autres extraits seront publiés par la suite chez des confrères : c’est le cas du Monde, pour les pages sur le général Vlassov, et celui du Figaro pour quelques pages du dernier chapitre — sur les transferts des zeks. Ainsi, les Français peuvent déjà avoir une petite idée de l’œuvre, avant sa publication prévue au mois de juin. Pour les aider aussi, les journaux leur en offrent des commentaires : il est peu courant qu’un livre soit ainsi largement discuté avant même que le public, dans son immense majorité, puisse en prendre connaissance. On peut interpréter cela comme la preuve que cette " campagne autour de ce livre [ n’est qu’un moyen ] pour détourner l’attention de la crise qui sévit dans les pays capitalistes " ( Serge Leyrac dans L’Humanité), ou comme la conscience du caractère majeur de l’Archipel du Goulag. Quelques russophones sont donc chargés d’en parler par les journaux : il s’agit de Jean Cathala pour Le Nouvel Observateur, de Michel Gordey pour L’Express, de Vera Fosty pour Le Figaro et d’Amber Bousoglou pour Le Monde. (Nous traiterons les articles de L’Humanité à part). Les articles commencent d’abord par un descriptif de l’œuvre proprement dite, " A la fois encyclopédie raisonnée de l’univers concentrationnaire et étude historique, puisqu’il embrassera seulement la période 1918-1956 ", pour Jean Cathala ; " [...] document détaillé où chaque cas évoqué illustre de manière sinistre le réquisitoire[impitoyable contre l’univers concentrationnaire soviétique ] " pour Amber Bousogou ; " C’est tout le système de l’Etat soviétique, de ses origines à nos jours, que l’auteur met en accusation " pour Michel Gordey, et ils expliquent en quoi consistent les deux premières parties à paraître, c’est-à-dire les différents " torrents de déportation ", les " courants ", le " mouvement perpétuel " des forçats, reprenant ici les propres expressions de l’écrivain, et l’histoire de toute arrestation, avec l’interrogatoire, le " jugement " (il n’y a pas de procès), la prison et enfin le transfert au camp, une des îles de l’"archipel du Goulag ". Tous expliquent le sens du terme Goulag, apparemment inconnu : c’est l’abréviation de Glavnoie Oupravlenie Lagueriei, Direction centrale des camps. Ils insistent sur le fait qu’Alexandre Soljenitsyne parle de la répression " soviétique " d’une manière générale, dans le sens où il ne traite pas uniquement l’organisation des camps mais aussi les prisons, les procès, et qu’il ne limite pas cette répression à la seule période stalinienne. " C’est une erreur très répandue de croire que la terreur a été limitée aux années 37-38. Avec des chiffres et une documentation précis, Soljenitsyne établit qu’arrestations et exécutions ont commencé dès 1917 ", écrit Vera Fosty dans Le Figaro. Non seulement toute la période stalinienne est traversée par les flots de déportés et de fusillés (les koulaks, paysans " riches ", en 1929-1930, les procès et les purges suite à l’assassinat de Kirov en 1934-1939, les " prisonniers de guerre " entre 1942 et 1946, les différentes nationalités de l’URSS entre 1942 et 1945, les juifs à partir de 1950), mais l’écrivain inscrit la terreur dans le fonctionnement même du régime soviétique : "[...]1937 n’est qu’un maillon dans la chaîne et Staline le produit normal d’une histoire où rien n’a changé dans le principe... " note justement Jean Cathala. Michel Gordey remarque : " C’est tout le système de l’Etat soviétique, de ses origines à nos jours, que l’auteur met en accusation. Pas seulement Staline. Mais Lénine lui-même, qui déjà disait :‘ Il faut éliminer de la terre russe tous les insectes nuisibles.’ " Le message d’Alexandre Soljenitsyne est donc clairement entendu. Est-ce qu’il convainc pour autant ? Michel Gordey et Vera Fosty sont convaincus apparemment — sans doute étaient-ils disposés à l’être. Vera Fosty écrit : " L’œuvre n’est pas seulement vraisemblable, elle est vraie.[...] Un témoin qui court des risques aussi graves en divulguant tout un aspect de l’histoire que les autorités préfèrent laisser dans l’ombre, un tel témoin ne ment pas. " Personne d’ailleurs ne met en doute le sérieux de la documentation de l’écrivain, les récits, souvenirs et lettres des 227 collaborateurs qui ont été " choisis, passés au crible de la réalité " et Vera Fosty continue : " Des livres tels que Les récits de la Kolyma de V. Chalamov, Le Vertige d’E. Guinzburg, Mes témoignages de Martchenko, apportent leur caution à l’histoire telle que Soljenitsyne la relate dans l’Archipel. " Cependant Amber Bousoglou entend préciser : " L’écrivain ne prétend pas faire œuvre d’historien, car il n’a pu avoir accès à tous les documents [...] Il entremêle ses jugements et observations aux récits des faits. " Le livre est en effet sous-titré " Essai d’investigation littéraire " et ne constitue pas une recherche " scientifique ", où l’auteur ferait preuve d’un détachement maximum envers son objet d’étude. Au Nouvel Observateur, Jean Cathala émet des réserves : il remarque d’abord qu’Alexandre Soljenitsyne n’est pas le premier à dénoncer, dirons-nous, le léninisme, que " si personne, avant Soljenitsyne, n’avait mis aussi durement les points sur les i, d’autres s’étaient trouvés amenés à des conclusions parallèles " - il n'a donc aucune réserve sur les faits rapportés. Il met plutôt l’accent sur la " haine " qui habiterait l’écrivain et qu’il laisserait librement s’exprimer dans l’Archipel selon lui, ce qui est d’ailleurs un des arguments de la presse soviétique repris par les communistes — et l’on devine aisément que la haine peut emporter trop loin dans la dénonciation celui qui la ressent... Le ton est moins " serein " que dans Une journée d’Ivan Denissovitch, constate Jean Cathala, choqué. Amber Bousoglou est la seule personne à relever qu’ " Enfin et surtout, Soljenitsyne demande que les responsables du système concentrationnaire stalinien puissent être jugés de la même façon que le furent les criminels de guerre nazis en Allemagne. " Voyons maintenant le cas de L’Humanité. Il est un des premiers à en parler (un article le 31 décembre 1973) mais alors que dans les autres journaux et magazines étudiés, Le Figaro, Le Monde, L’Express et Le Nouvel Observateur, les articles abondent sur l’œuvre, et sur les déboires d’Alexandre Soljenitsyne avec le pouvoir soviétique, depuis le tout début du mois de janvier, L’Humanité se contente ensuite de brèves (communiqué de l’agence Tass le 4 janvier, note sur l’opinion d’un commentateur à la télévision soviétique le 7, encadré d’une colonne sur un article de La Pravda le 15) et de deux petits articles : un petit encadré d’une colonne de Serge Leyrac qui critique surtout André Sakharov (il défend Soljenitsyne au nom des droits de l’homme alors qu’il n’a rien dit sur le Chili) le 7 et un article non signé qui rend compte de l’opinion de Francis Cohen, directeur du journal communiste La Nouvelle Critique, invité à s’exprimer à la télévision (" INF 2 ") sur ce sujet. Le premier véritable article, et le premier d’une longue série, paraît dans l’édition du 17 janvier, signé par Serge Leyrac (c’est lui qui écrira la plupart des papiers sur ce qui va vite devenir " l’affaire Soljenitsyne "). A compter de cette date, pas moins de 12 articles (dont deux éditoriaux) sont consacrés à ce sujet jusqu’au 15 février, auxquels il faut ajouter une déclaration du PCF publiée le 19 janvier ( 6 colonnes sur la moitié d’une page) et un article de Georges Marchais, alors secrétaire général du PCF, le 9 février. Que s’est-il passé ? Le 14 janvier, La Pravda a publié un article virulent contre Alexandre Soljenitsyne, l’accusant " d’avoir emprunté‘ le chemin de la trahison’ " suite à la publication de l’Archipel du Goulag en Occident. L’écrivain est traité d’ " antisoviétique ", de " complice objectif des milieux réactionnaires de l’Occident qui veuillent torpiller la détente ". Jacques Amalric, le correspondant du Monde à Moscou, note que La Pravda, outre des attaques grossières sur le train de vie soi-disant luxueux de l’auteur de l’Archipel, l’accuse d’être extrêmement bienveillant envers le général Vlassov et de regretter que les hitlériens aient constitué l’armée Vlassov trop tard. Le journaliste du Monde souligne que les autorités soviétiques peuvent difficilement attaquer Soljenitsyne sur sa dénonciation du système concentrationnaire — d’ailleurs La Pravda précise, entendant ainsi couper l’herbe sous les pieds de l’écrivain : " [...] le PCUS a soumis à une critique sans compromis les violations de la légalité socialiste dues au culte de la personnalité, a totalement rétabli les principes léninistes et les normes de la vie dans le parti et la société, a assuré le développement de la démocratie socialiste ". Donc la critique du prix Nobel serait nulle et non avenue. Voilà quelles sont les grandes lignes de la réponse soviétique à la publication de l’Archipel en Occident. Trois jours plus tard, L’Humanité publie le premier article important sur Alexandre Soljenitsyne, signé Serge Leyrac et intitulé " Une campagne antisoviétique contre la détente ". Que dit-il ? Décrivant d’abord rapidement le contenu de l’Archipel du Goulag, le journaliste précise tout de suite qu’il n’y a " rien de nouveau [...] par comparaison au rapport présenté par Khrouchtchev au XX ème congrès du PCUS, dénonçant publiquement les violations de la légalité socialiste et y mettant un terme. " Nous noterons au passage que c’est une manière de reconnaître que ce qu’affirme l’écrivain russe est vrai. Cependant, celui-ci ne fait qu’exposer ses conceptions politiques, mieux, ses " préférences pour le système capitaliste ". Serge Leyrac lui en reconnaît le droit, il est vrai qu’Alexandre Soljenitsyne a été une victime de Staline, il en est resté marqué à vie... bref, ce comportement serait " excusable ", s’il n’allait trop loin : " Dans sa détestation de l’Union Soviétique, et de Staline en particulier, il en vient à plaider pour Vlassov et ceux qui le suivirent [...] voilà les traîtres réhabilités. " De plus, l’écrivain fait le jeu des adversaires de la détente qui ne s’intéressent en fait pas du tout au contenu du livre (puisque, répétons-le, il n’apporte rien de neuf et même est rempli de ses " délires ") mais l’utilisent comme une arme pour " tenter de compromettre les progrès de la détente internationale dus pour une grande part, aux efforts de l’URSS et des pays socialistes ". C’est donc à une campagne de la part des antisoviétiques à laquelle on assiste ! Comme nous pouvons le constater, l’argumentation de Serge Leyrac reprend pratiquement point par point celle de l’article paru dans La Pravda trois jours plus tôt : celui-ci a donné le coup d’envoi d’une campagne " anti-anticommuniste ". Il est reproché notamment à Alexandre Soljenitsyne de déformer la pensée de Lénine (la phrase suscitée sur les " insectes nuisibles ", extraite de son contexte) et de condamner la répression soviétique en omettant volontairement de parler des difficultés rencontrées : la violence était nécessaire pour sauver la Révolution. " Il a fallu surmonter la guerre civile, l’intervention étrangère, l’encerclement, la Seconde Guerre mondiale, l’héritage médiéval du tsarisme. [La voie soviétique] n’était pas une voie royale. Que de sacrifices inévitables dans de telles conditions! " Les communistes ne reculent pas devant l’utilisation de la calomnie contre l’Archipel (L’Humanité ne reprend pas les attaques soviétiques contre la personne même d’Alexandre Soljenitsyne — du moins pas contre ses origines sociales ou son train de vie). Les pages que l’écrivain consacre au général soviétique servent de point d’ancrage à L’Humanité (comme au PCF) pour sa campagne. Le général Vlassov était, écrit Soljenitsyne, un officier appartenant à la " relève stalinienne " après les purges des années trente qui avaient sinistré les armées. En 1940, Andreï Andreïevitch Vlassov est promu général de brigade. Ses résultats brillants, notamment dans la contre-offensive victorieuse pour dégager Moscou en décembre 1941, lui valent de recevoir la IIème armée de choc avec laquelle, au mois de janvier 1942, il essaie de forcer le blocus de Leningrad. Plusieurs armées devaient participer à cette offensive, mais faute d’une bonne organisation, elles restèrent sur place et seule la IIème de Vlassov avança, s’enfonçant de 75 km à l’intérieur du front allemand... Mais le quartier général stalinien se trouva à ce moment à court d’hommes et de munitions, et quand les réserves furent reconstituées, le printemps russe avait inondé la zone devenue marécageuse où s’embourbait la IIème armée... Ravitaillement impossible, mais ordre néanmoins fut donné de ne pas se replier. Après deux mois de famine et de mort lente, les Allemands déclenchèrent une offensive concentrique contre l’armée encerclée qui, du coup, reçut enfin l’autorisation de se replier... Ce fut la fin de la IIème armée de Vlassov. Celui-ci, après ce désastre, erra dans les forêts et finit par se rendre, le 6 juillet. Il fut transféré à l’état-major allemand de Prusse orientale, où se trouvaient déjà un certain nombre de généraux soviétiques prisonniers qui avaient ouvertement fait part de leur opposition à la politique de Staline. Il manquait cependant une personnalité : ce fut le rôle de Vlassov. Mais Hitler se méfiait : il répugnait à l’idée de former des divisions entièrement russes, autonomes, qui risqueraient de ne pas lui être soumises. C’est ainsi que les divisions vlassoviennes (intégralement russes) ne furent constituées qu’à l’automne de 1944. Alexandre Soljenitsyne nous dit que cependant, des Russes combattaient déjà contre leur propre pays : " Qu’il y eût effectivement des Russes engagés contre nous et qu’ils fussent plus coriaces au combat que n’importe quels SS, nous en fîmes bientôt l’expérience. " Ils combattaient pourtant de manière dispersée : il n’existait pas de ROA, c’est-à-dire d’Armée de Libération Nationale, appellation imaginée par un officier allemand d’origine russe. Les divisions Vlassov ne combattirent qu’une seule fois : à Prague en avril 1945, et, dans un acte d’indépendance, c’est contre les Allemands qu’ils usèrent de leurs armes ; ils les boutèrent hors de la ville : " Les Tchèques ont-ils tous compris, par la suite, QUELS Russes avaient sauvé leur ville ? Notre histoire est falsifiée, on dit que Prague fut sauvée par les troupes soviétiques, alors qu’elles n’auraient pu arriver à temps. " Puis, les divisions Vlassov allèrent à la rencontre des Américains, en Bavière, avec l’espoir de se battre à leurs côtés, pour que leur action des dernières années ait un sens. Mais les Américains les accueillirent les armes à la main et les forcèrent à se rendre aux Soviétiques (comme prévu à la conférence de Yalta : c’est sur cette même base que Churchill s’appuya pour livrer un corps d’armée cosaque de 90 000 hommes à Staline). Vlassov fut pendu à la prison de la Loubianka comme traître, le 1er août 1946. Alexandre Soljenitsyne prend-il " la défense du général Vlassov et des hommes qui le rallièrent " comme le prétend Serge Leyrac dans L’Humanité ? Il argumente ici de manière " classique ", en assimilant critique du régime soviétique et fascisme, voire nazisme ici. En Allemagne de l’Ouest, les anciens nazis et néo-hitlériens " considèrent manifestement l’archipel Goulag comme une aubaine " : " Dans Soljenitsyne, les néo-nazis trouvent non seulement la justification de l’anticommunisme, mais aussi celle des agressions hitlériennes ". L’Humanité laisse ainsi entendre que d’une part, Alexandre Soljenitsyne aurait des affinités avec les néo-nazis et, d’autre part, que l’anticommunisme mène plus ou moins inévitablement au fascisme dans le sens large du terme — la " défense " de Vlassov par l’écrivain russe ne devrait donc rien au hasard. " En fait, il y a l’enchaînement logique de son choix politique : tout ce qui est antisoviétique est dans son camp, Vlassov compris. " S’interroger, essayer de comprendre les raisons de l’acte de Vlassov, de son engagement sous l’uniforme allemand alors qu’il avait combattu courageusement pour son pays jusqu’en 1942, est déjà un crime pour les communistes. A aucun moment Soljenitsyne ne justifie Vlassov. C’est d’ailleurs bien ainsi que l’entend Bernard Féron, dans Le Monde : " Soljenitsyne ne fait pas l’éloge de Vlassov. Il s’interroge : pourquoi tant de traîtres en Russie ? Pourquoi un général qui s’était battu courageusement a tourné casaque ? " La réponse de l’auteur de l’Archipel est la suivante : " Certes, il y a eu trahison envers la patrie! Certes, il y a eu abandon perfide et égoïste. Mais de la part de Staline. Trahir — ce n’est pas nécessairement se vendre pour de l’argent. Impéritie et incurie dans la préparation de la guerre, désarroi et couardise à son commencement, sacrifice absurde d’armée, à seule fin de sauver son uniforme de maréchal — y aurait-il trahison plus amère de la part d’un commandant suprême ? " Commentaire de Bernard Féron : " La réponse qu’il donne est rude en effet, trop tranchée peut-être. Mais qui donc, avant lui, en URSS, avait essayé de poser cette question nécessaire ? " De plus, on oublie de dire que c’est en tant qu’ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale qu’ Alexandre Soljenitsyne parle de Vlassov, qui était de ceux qui rêvaient de se débarrasser de l’emprise totalitaire du pouvoir soviétique grâce à l’aide allemande, oubliant (ou ne se rendant pas compte) que le régime hitlérien, totalitaire également, était autant anti-slave qu’anti-soviétique. Avec les articles publiés dans L’Humanité sur l’Archipel du Goulag, nous voyons que le ton prend une tournure nettement politique. Malgré l’inanité des arguments du PCF, celui-ci réussit à imposer le ton de la campagne à propos de l’écrivain. De fait, la publication de l’œuvre du prix Nobel de littérature 1970 est vite devenue une affaire, " l’affaire Soljenitsyne ".
2. " L’affaire Soljenitsyne " ou une querelle franco-française
La publication de l’œuvre d’Alexandre Soljenitsyne, même en russe, prend figure d’affaire nationale en France, qui en 1974, vit un événement sans précédent dans son histoire — l’union de la gauche ; le Programme Commun, défini deux ans auparavant par le Parti Socialiste de François Mitterrand et le Parti Communiste à la tête duquel se trouve Georges Marchais, devrait permettre à la gauche d’accéder enfin au pouvoir. Or, voilà qu’un écrivain soviétique se mêle (bien involontairement) de semer la zizanie au sein de la gauche unie... Car si le PCF critique virulemment l’Archipel du Goulag (Georges Marchais parle d’un " livre si évidemment contraire aux lois et à la sensibilité du peuple soviétique "), le PS est plus réservé. Interrogé à la télévision le 20 janvier sur la deuxième chaîne, Gilles Martinet, membre du comité exécutif du Parti socialiste, fait une analyse différente du livre de celle du secrétaire général du PCF, et commente négativement une phrase de Georges Marchais qui affirme que dans une France socialiste, Alexandre Soljenitsyne serait publié " ... s’il trouvait un éditeur ". Gilles Martinet répond que dans un pays qui se veut socialiste et démocratique, toute œuvre est publiable, sans mettre de si. Le PCF est furieux, et pousse son partenaire de gauche à le soutenir : " Quand il y a antisoviétisme, cette bataille n’est pas l’affaire des seuls communistes, car c’est le socialisme tout court que l’on essaie d’atteindre et pas seulement l’Union Soviétique. " Si Jean Daniel, rédacteur en chef du Nouvel Observateur, émet des réserves envers l’Archipel — sur les conclusions d’Alexandre Soljenitsyne (et sur ses opinions politiques), mais non sur les faits rapportés —, il est néanmoins partisan d’une réflexion sur la nature du socialisme à partir de l’Archipel. " Il s’agit de savoir si l’unité de la gauche impose qu’on participe à l’effroyable campagne de calomnie contre Soljenitsyne, c’est-à-dire à notre sens, contre le peuple soviétique. [...] On ne peut plus douter de l’urgence d’un grand débat à gauche sur le stalinisme. " Mais le journaliste ne veut pas se brouiller avec les communistes et donne des gages de bienveillance. Dans son article du 28 janvier, il se défend d’être anticommuniste et réaffirme que parler de Soljenitsyne ne signifie pas prendre position contre le parti. Cette tactique du PCF est dénoncée par Jean-François Revel dans L’Express : " La psychologie de guerre froide [...] comporte l’assimilation de toute description réaliste de l’URSS à l’antisoviétisme de principe ; puis de l’antisoviétisme à un anticommunisme de préjugé ; enfin, de l’anticommunisme à une hostilité de contagion visant toute la gauche. De la sorte, ou l’on accepte en bloc et en détail les exigences communistes, ou l’on est réactionnaire. " K.S. Karol (qui a été fait prisonnier dans les mêmes camps que l’écrivain, et au même moment), éditorialiste au Nouvel Observateur, et ancien communiste (mais dorénavant tourné vers la Chine) écrit : " On peut ne pas partager les opinions de l’auteur — c’est mon cas — mais on ne peut pas, en lisant ses livres, éviter d’en tirer des leçons sur la société qui a formé et exaspéré cet homme. [...] Où sont donc nos ouvrages sur le passé et nos analyses critiques de la société soviétique ? Avant de nous détourner de lui parce qu’il rejette le socialisme, examinons un peu nos propres responsabilités dans son évolution, nos compromissions tactiques d’hier, d’aujourd’hui et celles qui se dessinent pour demain. " Ces journalistes sont plus courageux que les dirigeants du PS, liés politiquement au PCF ; c’est ainsi que François Mitterrand a ces mots : " Je suis pour ma part persuadé que le plus important n’est pas ce que dit Soljenitsyne, mais qu’il puisse le dire. Et si ce qu’ il dit nuit au communisme, le fait qu’il puisse le dire le sert bien davantage. " Phrases extraordinaires puisque d’une part, Alexandre Soljenitsyne a dû faire passer clandestinement le manuscrit de l’Archipel à l’étranger pour que celui-ci puisse paraître, ce qui était impossible en URSS, et cela au risque de sa vie, ou du moins de sa liberté. D’autre part, le message de l’écrivain est balayé d’un revers de main — dans Le Figaro, André Frossard ironise : " La formule est à retenir. On ne manquera pas de l’appliquer, je l’espère, à tous les discours de l’auteur. Exemples : ‘ L’important n’est pas ce que vient de dire M. Mitterrand, vous vous en doutez bien ; l’important est qu’il ait pu le dire.’ Ou bien : ‘M. Mitterrand sera le premier à reconnaître que son discours n’a aucun intérêt : ce qui compte c’est qu’il ait pu le prononcer.’ " L’intervention de François Mitterrand montre bien que le fond de l’affaire relève de la cuisine politique. Les communistes ne suspendent leurs attaques contre l’écrivain russe qu’au mois d’avril, à la mort du président Pompidou. Les circonstances de la suspension des attaques indiquent les véritables intérêts qu’elles recouvrent : dès l’ouverture de la campagne présidentielle, les communistes se " réconcilient " avec le parti socialiste, montrant ainsi que leur priorité est bien l’Union de la Gauche. Pour Philippe Robrieux, historien du parti communiste, le PCF voulait d’une part obliger le parti socialiste à accomplir un geste de solidarité avec l’Union soviétique, et d’autre part, payer d’un tribut uniquement symbolique l’autorisation de Moscou de continuer leur stratégie d’union. Décidément, Alexandre Soljenitsyne gêne, d’autant plus qu’il n’est pas un apôtre du socialisme : dans la France du début des années soixante-dix, il est de coutume de penser que seules les personnalités de gauche, c’est-à-dire socialistes, c’est-à-dire progressistes, ont la légitimité et l’autorité morale pour critiquer le système socialiste tel qu’il existe à l’étranger, et la politique menée par l’Union soviétique. Un bourgeois n’a aucune légitimité pour le faire puisqu’il est naturellement, de par ses intérêts, hostile à la Révolution. Or, en tant qu’écrivain soviétique révélé officiellement avec Une journée d’Ivan Denissovitch, et en tant qu’ancien zek, Alexandre Soljenitsyne a bien évidemment cette légitimité. Mais il ne profite pas de sa capacité à critiquer pour chercher un autre socialisme " à visage humain " : " Le lecteur cherche en vain dans son œuvre une description du socialisme idéal. S’il appartint, dans sa jeunesse, au Komsomol, rien n’indique qu’il le fit par conviction." Et dans le même Nouvel Observateur qui souhaitera la bienvenue à l’exilé dans son numéro du 18 février 1974, on peut lire, début janvier : " Qui osera écrire, par exemple, que si Soljenitsyne vivait parmi nous (nous le souhaitons), on devrait logiquement le retrouver, dans les manifestations d’intellectuels, à la droite de Raymond Aron ? " et sous la plume de Jean Daniel, pourtant un des meilleurs défenseurs de l’écrivain dans les rangs de la gauche, quelques réserves pointent : " Qu’on ne cherche pas un alibi [pour ne pas lui répondre] dans le fait qu’il défende un panslavisme illuminé, des idées étranges sur le Moyen-Age et sur la Sainte Russie. " Soljenitsyne ne défend aucun " panslavisme illuminé " mais certes, il est bien difficile de le suivre jusqu’au bout, s’aperçoivent quelques consciences. On lui reproche également de ne pas parler des régimes répressifs qui sévissent au Chili ou au Portugal... tant et si bien que toute protestation contre la politique du Kremlin envers lui s’accompagne d’une semblable mise en garde contre les pratiques de régimes dits " fascistes " (au sens large du terme) : " Ils [ Soljenitsyne et l’académicien Sakharov] ont naturellement tendance à braquer le projecteur sur l’adversaire auquel ils font face eux-mêmes, et à sous-estimer les défauts des adversaires lointains. Soljenitsyne ne s’attarde guère sur les victimes des dictatures hors du camp socialiste. " Et lors de son expulsion, l’éditorial du Monde croit bon de préciser : " Faut-il rappeler que l’URSS n’est pas le seul pays où des écrivains sont en bute à l’hostilité du pouvoir ? L’exemple du Chili est présent à tous les esprits, et le hasard veut que l’on apprenne aujourd’hui l’arrestation dans son pays du plus grand écrivain urugayen : Carlos Orretti. " comme pour se faire pardonner de prêter trop attention au seul cas de l’écrivain soviétique. La position du journal est ambiguë : il est plutôt favorable à l’Archipel du Goulag, mais publie dans le même temps une " tribune libre " d’un poète soviétique, " article envoyé par l’agence soviétique Novosti ", et intitulé " Soljenitsyne, un ennemi de la paix " : " presque chaque page contient un témoignage de haine envers le régime soviétique, envers l’URSS ", peut-on lire, entre autres, argument typique de la campagne du PCF. Une des tactiques préférées des communistes est d’accuser les partisans d’Alexandre Soljenitsyne de " faire diversion au moment où une crise grave se développe dans le monde capitaliste, et, s’agissant particulièrement de la France, de porter des coups à l’union de la gauche (...) On ne reparle pas du chilien Victor Jara exécuté, des victimes grecques, des 200 000 patriotes dans les camps du Sud-Vietnam, de l’Iran... " Les communistes (et une partie de la gauche par extension car ils exercent une influence au-delà du cercle de leurs sympathisants) renvoient en quelque sorte les deux camps (socialiste et occidental) dos à dos, et disent : vous n’avez pas le droit de parler des victimes des régimes socialistes, c’est bien pire dans votre camp. Les paroles qui suivent, et qui sont de M. Loncle, secrétaire national des radicaux de gauche, sont révélatrices de cette manière courante de raisonner : " Ceux qui restent de marbre devant les atteintes aux libertés au Chili, en Espagne, au Portugal, en Afrique du Sud, en Iran, au Brésil ou même en France sont mal venus de s’émouvoir devant les malheurs du seul Alexandre Soljenitsyne. Ils n’ont aucune autorité pour traiter du problème des libertés. " Le prix Nobel ne gêne pas que la gauche : l’annonce de son arrestation jette l’ensemble des responsables politiques du monde occidental dans l’embarras : comment concilier défense des droits de l’homme sur lesquels sont fondées nos démocraties et la poursuite de la politique de détente avec l’URSS ? C’est, remarquons-le, à peu de choses près, le même dilemme que celui qui se pose aux dirigeants du Kremlin : comment concilier poursuite de la politique de détente avec les Etats-Unis et l’Europe de l’Ouest (notamment la RFA en pleine Ospolitik) et l’élimination d’une voix extrêmement gênante ? La solution trouvée satisfait tout le monde. Henri Kissinger assure que les Etats-Unis ne réagiraient pas négativement à une expulsion du dissident. Le 2 février, dans un discours à Munich, le chancelier ouest-allemand Willy Brandt tend une perche aux Soviétiques en annonçant qu’en RFA, " Soljenitsyne pourrait vivre et travailler librement " et en assurant qu’il ne veut pas s’ingérer dans les affaires de l’URSS car " il nous importe d’entretenir de bonnes relations avec l’Union soviétique. " Le 13 février, Alexandre Soljenitsyne est expulsé d’URSS et mis de force dans un avion en partance pour Francfort. La solution de compromis est trouvée. Le 14 février (le 13 pour Le Monde), l’événement fait la Une de tous les quotidiens et plusieurs pages lui sont consacrées à chaque fois. Les hebdomadaires étudiés titrent également sur le banni. " La mesure prise à l’égard de Soljenitsyne [est] présentée comme une mesure de clémence, dans l’espoir de sauver la détente [...] " remarque Michel Gordey dans L’Express. Effectivement, l’expulsion est accueillie la plupart du temps avec " soulagement " et non avec " indignation ", à telle enseigne qu’un journal comme Le Monde titre sur sa Une : " Alexandre Soljenitsyne se rend [souligné par nous] en Allemagne de l’Ouest " comme si l’écrivain venait passer quelques jours de son plein gré en RFA, invité par Heinrich Böll. La plupart des responsables politiques " regrettent " que l’on en soit arrivé à bannir un écrivain de son pays, expriment leur " émotion ", mais sont néanmoins " soulagés ", plus pour eux-mêmes et l’avenir de la politique de la détente (le 19 février est la date de la reprise des négociations sur la limitation des armements stratégiques offensifs), que pour l’auteur de l’Archipel du Goulag... Certains notent d’ailleurs qu’Alexandre Soljenitsyne a provoqué lui-même son expulsion en refusant de répondre aux convocations du parquet soviétique : " tout se passait comme si Soljenitsyne, dans une situation qu’il jugeait intolérable, avait choisi la fuite en avant " (Le Monde) ; " [...] il a carrément nargué la loi en refusant de se rendre à la convocation du parquet. Or la loi ne peut être bafouée impunément " lit-on dans Le Figaro, qui reprend pratiquement les arguments de L’Humanité : " [Il s’est mis] au-dessus des lois de son pays[...]Cherchait-il l’épreuve de force, l’arrestation, le martyre ? ". Belle unanimité sur le respect des lois en régime totalitaire : personne ne remet en cause leur légitimité. L’URSS est malgré tout un pays comme les autres... Le terme de " loi " est équivoque, écrit Hannah Arendt : la loi " positive ", celle en vigueur dans un pays, posée en principe, est-elle légitime quand elle est contraire à celle qui est censée être la même dans le cœur de tous les hommes ? La question n’est pas posée ce jour de l’expulsion de l’écrivain même si, dans Le Figaro, le jour de son arrestation, une voix s’élève pour acclamer son courage : " Qu’on me donne un point d’appui, disait Archimède, et je soulèverai le monde. Soljenitsyne s’est emparé du point d’appui que sera toujours la primauté de l’esprit sur la brutalité bête du despote [...] Par son refus d’obéir à la pseudo-justice de son pays, il aura réussi l’impossible : faire trembler un des systèmes les plus froidement inhumains que l’histoire ait secrétés.Soljenitsyne en prison, ce doit être le triomphe des hommes libres. " Et Le Nouvel Observateur publie une pétition signée par une trentaine d’intellectuels : " [...] C’est au mépris de la Convention de Genève que l’ URSS vient de signer et qui, dès son préambule, se donne pour buts d’‘ assurer le respect de la personne humaine ’ et de ‘rendre plus facile la diffusion des oeuvres de l’esprit ’. C’est au nom de ce respect, au nom de cette liberté, que les soussignés protestent contre la mesure dont vient d’être victime Soljenitsyne. " Suivent les noms de René Cassin, prix Nobel de la Paix, Jean Daniel, Jean-Marie Domenach (directeur de la revue Esprit), Max-Pol Fouchet, Claude Roy (communistes), Jean-François Revel, Alfred Sauvy, Pierre Dumayet, Nathalie Sarraute, René Barjavel, Philippe Sollers (et sa revue Tel Quel), Pierre Daix... Michel Gordey, envoyé spécial de L’Express en RFA, est sans doute celui qui voit le mieux ce que cette mesure " clémente " à l’égard d’ Alexandre Soljenitsyne peut signifier pour le banni : " Tout, mais ne pas quitter son pays, sa patrie, sa Russie. Il l’avait dit, répété. Privé, à 55 ans, du sol, de la langue, du parfum de sa terre, Soljenitsyne sera, de tous les exilés, le plus cruellement coupé de ses racines. Triste, tendu, nerveux, cerné par la foule de journalistes pressants, Soljenitsyne songeait, en arrivant en Allemagne, qu’il ne reverrait peut-être jamais ce que les Russes appellent Rodina, la terre natale, la mère patrie. La publication de l’Archipel du Goulag et l’expulsion d’Alexandre Soljenitsyne ont ainsi été largement répercutées et commentées dans la presse, alors que le public, dans son immense majorité, n’a pas pu encore avoir accès à l’œuvre. Celle-ci paraît au mois de juin, et fait de nouveau l’objet de critiques, pour leur grande majorité élogieuses. Deux émissions littéraires lui sont consacrées : " Italiques ", de Robert Escarpit, et " Ouvrez les guillemets " de Bernard Pivot. Seule la seconde bénéficie de compte-rendus dans la presse, dans Le Figaro, L’Humanité, Le Nouvel Observateur (deux articles) et Télérama. Elle a lieu le lundi 24 juin 1974, à 21h30, sur la première chaîne, peu de temps après la parution du premier tome, en français, de l’Archipel. Bernard Pivot a invité des personnalités opposées, qui selon le journaliste du Figaro se sont affrontées en duels " à la fois sincères et agressifs, personnels et politiques " : Jean Daniel et Max-Pol Fouchet (collaborateur régulier de l’émission, dont on rappelle qu’il a signé la pétition protestant contre l’expulsion de Soljenitsyne) ; Francis Cohen (auteur de Les Soviétiques) et André Glucksmann (alors collaborateur à Libération) ; Alain Bosquet (écrivain et auteur d’un pamphlet Pas d’accord, Soljenitsyne !) et Nikita Struve, l’éditeur d’Alexandre Soljenitsyne en russe. Un autre invité est présent, plus discret : le théologien orthodoxe Olivier Clément qui a écrit L’Esprit de Soljenitsyne — le seul auteur d’un livre sur l’œuvre de l’écrivain russe a apparemment peu eu la parole. Car l’émission, en raison de la qualité des invités, porte davantage sur la politique. Trois participants sont communistes ; Glucksmann est maoïste, collaborateur au journal Libération ; Jean Daniel est un socialiste, soucieux de l’unité avec les communistes : à cette liste, nous constatons que l’affaire Soljenitsyne concerne avant tout la gauche et contribue à la diviser. Les élections présidentielles sont pourtant passées et la gauche s’y est présentée unie. Mais le risque est toujours là. Jean Daniel croit bon de préciser dans le numéro de son hebdomadaire paru le jour même, les raisons de sa présence dans l’émission. Après avoir rappelé que son journal a mené campagne pour François Mitterrand, donc aux côtés des communistes, il repousse de nouveau l’accusation de diviser la gauche et renvoie la balle à ses alliés : " J’irai à cette émission pour qu’on sache qu’à nos yeux la gauche, le socialisme, la révolution sont des mots vides de sens si on les utilise pour justifier le bannissement d’un homme comme Alexandre Issaïevitch Soljenitsyne... " Le journaliste du Figaro nous apprend que l’émission fut " vive et passionnée " et les prises de position " abruptes et partisanes ". Il fut peu question du contenu du livre proprement dit, on parla beaucoup plus politique (française) que littérature : " ‘l’affaire Soljenitsyne’ continue... avec toutes les stratégies qu’elle cache et les consciences qu’elle trouble. " Serge Leyrac reprend les arguments d’Alain Bosquet : la littérature n’a pas sa place dans l’Archipel qui est un livre de " combat politique ". Il se félicite de l’intervention de Max-Pol Fouchet qui accuse l’écrivain d’omettre le contexte historique de la répression et du Goulag et " de prendre la partie pour le tout " c’est-à-dire de prétendre qu’il n’y a que des " bourreaux et des victimes " en URSS. Nous remarquons de nouveau la faiblesse de cette argumentation qui reconnaît la vérité de ce qu’écrit Soljenitsyne. Maurice Clavel, dans Le Nouvel Observateur, s’enthousiasme pour les défenseurs de l’écrivain, Daniel et Glucksmann, qui ont élevé le niveau du débat. " Que toutes les réactions, au regard de cette chose [l’importance de l’Archipel], sont médiocres ! " s’est exclamé Jean Daniel qui poursuit, " rentrant et regardant en lui-même " note Clavel : " J’ai quelques fois, fort peu souvent, mais trop souvent, passé sous silence des horreurs révolutionnaires pour ne pas conspirer à la joie de la droite. Mais cela, c’est fini. Après l’Archipel du Goulag, je ne peux plus. " Voyons maintenant quel est, sur le long terme, l’apport de ce livre.
3 . La signification réelle de " l’Archipel du Goulag "
Rétrospectivement, il est courant de dire que l’Archipel du Goulag a révélé aux Occidentaux l’existence du Goulag en Union soviétique. Pourtant, si les journalistes, au moment de la parution du livre, éprouvent le besoin (et donc sans doute la nécessité) d’expliquer le terme de Goulag, aucun ne parle d’une révélation. A plusieurs reprises, en effet, des témoignages ont paru sur l’existence des camps de concentration et sur les conditions de survie qui y régnaient. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, David Rousset, déporté dans un camp nazi, avait lancé l’idée, dans Le Figaro littéraire, d’une enquête sur les camps de concentration en URSS — il avait d’ailleurs été l’objet d’une attaque de la part des Lettres françaises, dont le rédacteur en chef était alors Pierre Daix. De plus, le mot Goulag n’était pas si inconnu que cela : il avait été employé par Boris Pasternak par exemple dans son roman, Le docteur Jivago. Cependant, la lettre suivante, publiée dans le courrier des lecteurs du Nouvel Observateur, montre bien que pour certains en tout cas, cela n’est pas une évidence : " [...] Un face-à-face entre ces deux partis [ PS et PCF] est nécessaire. Pour le problème des libertés, sur l’URSS, sur les camps d’internement, le nombre d’internés, sur la liberté de création, de voyager, sur ce qu’est un journaliste dans ces pays. S’il y a des camps, qu’on le dise. Qu’une commission d’enquête des PS et PC puisse librement circuler en URSS et que nous sachions la vérité. [...] " Alexandre Soljenitsyne est le premier à dresser un tableau entier du système répressif soviétique et il lui impose " une dimension qui interdit de minimiser, de subtiliser avec les camps. La dimension dantesque du système concentrationnaire soviétique s’impose définitivement, et cela jusque dans toutes les couches de la population. " Le monument érigé à la mémoire des victimes est si haut qu’il n’est plus possible de baisser pudiquement les yeux à sa vue. La nouveauté la plus flagrante de l’Archipel est sans doute là : la possibilité de reconnaître ouvertement l’existence du système concentrationnaire en URSS, sans se faire traiter de réactionnaire — la possibilité pour la gauche occidentale d’être plus critique et donc plus libre vis-à-vis de l’Union soviétique. Avec lui, " Goulag " devient un mot commun dans toutes les langues. On parlera ensuite du " goulag " chinois. Comment ce rôle a-t-il pu être dévolu à l’Archipel ? Tout d’abord, cet " essai d’investigation littéraire " est l’œuvre d’un écrivain et a donc la séduction du style, du souffle quasi romanesque, de l’humour même — Alexandre Soljenitsyne emploie couramment l’ironie, dont Vladimir Jankélévitch dit qu’elle est mortelle aux illusions et qu’elle sauve ce qui peut être sauvé ; c’est cette ironie qui rend la lecture de l’Archipel supportable. Cette œuvre est ensuite le fait d’un homme hors du commun, dont la détermination à parler, à dire la vérité, quel qu’en soit le prix, impressionne l’opinion publique. " Par conviction et tempérament, il tient le rôle du prophète exposé à tous les coups et sachant une fois pour toutes ce qu’il risque [...] C’est assurément, la raison de l’extraordinaire prestige dont bénéficie dans le monde entier le prix Nobel 1970. Plus encore que le talent ou le génie littéraire, la fermeté suscite l’étonnement et souvent l’admiration. " C’est ainsi que, simultanément, " la vérité a pour elle la caution d’une grande conscience et la séduction d’un romancier. " Alexandre Soljenitsyne est aussi " venu " au bon moment, le Printemps de Prague brutalement interrompu par les troupes soviétiques en 1968 ayant laissé un goût amer chez de nombreux communistes et hommes de gauche en général. De plus, la domination intellectuelle du communisme orthodoxe a été définitivement mise à bas par la flambée du gauchisme la même année, dont la critique de l’URSS avait préparé le terrain pour une bonne réception du livre. Dans le journal Libération, créé par une majorité de maoïstes en 1973, André Glucksmann et Philippe Gavi défendent l’Archipel. Glucksmann témoigne du choc qu’il a reçu, des années après : " Je dois dire que l’Archipel du Goulag a été le plus grand événement de ma vie intellectuelle. Je remercie Soljenitsyne [...] " Philippe Sollers qui, à la publication de l’Archipel, revient d’un voyage admiratif en Chine avec la revue Tel Quel, avoue pourtant : " Je suis de ceux que la lecture de Soljenitsyne a lentement, profondément transformés : c’est un devoir de le dire. " Il faudra deux ans pour publier l’Archipel en entier : le premier tome sort en juin 1974 et est tiré à 500 000 exemplaires ; le deuxième (qui évoque l’origine du système concentrationnaire, examine diverses catégories de détenus comme les jeunes, les femmes, les mouchards..., et étudie les zeks en tant que nation) sort en mars 1975 ; le troisième et dernier en mars 1976 (beaucoup moins lu que les précédents et où pourtant l’auteur insiste sur la continuité du phénomène concentrationnaire en URSS, inhérent au régime, et évoque la résistance et les soulèvements dans les camps). Finalement, en 1982, 793.000 exemplaires du premier tome de l’Archipel sont vendus, 305.000 pour le deuxième, plus de 100.000 pour le dernier. La polémique qui a eu lieu en 1974 a évidemment fait beaucoup de publicité pour le livre et a dopé les ventes du premier tome. Les années suivantes, les passions retombées n’ont pas permis de maintenir ce score exceptionnel. On peut constater cependant que les chiffres restent élevés. L’Archipel connaît donc un effet de masse, qui couplé à la force qui en émane, dévaste les barrages mis en place par le PCF. L’impact social est important. Et les communistes " sortent de cette confrontation avec Soljenitsyne idéologiquement éteints et politiquement disqualifiés. " Alexandre Soljenitsyne est maintenant un auteur connu en Occident, qui a suscité des débats passionnés, notamment en France, où le Parti socialiste doit compter avec un partenaire communiste puissant. Les hommes politiques, et encore plus les journalistes, ont un œil rivé sur la vie politique quand ils se prononcent sur le message du dissident. Quand Bernard Pivot annonce qu’il a invité l’écrivain dans son émission " Apostrophes ", est-on ainsi curieux de découvrir in vivo la cause de toutes les polémiques et de lui poser des questions sur le communisme et l’Occident.
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