Les premiers chocs médiatiques

Un résistant au régime soviétique

1.Un passé héroïque

2. Le veau contre le chêne

L'homme de l'Archipel du Goulag

1. L'accueil fait à l'oeuvre

2. L'affaire Soljenitsyne ou une querelle franco-française

3.La signification réelle de l'Archipel du Goulag

"Apostrophes" du 11 avril 1975 : Soljenitsyne en direct

1. Le "petit théâtre" d'Apostrophes

2. Le tournant de l'émission : l'intervention de Jean Daniel

3. Les réactions médiatiques

 Présences de Soljenitsyne

Les dossiers de l'Ecran : l'écrivain face aux téléspectateurs

1. Thèmes des questions

2. Un différend avec le journal Le Monde

3. Une presse mitigée sur la prestation de Soljenitsyne

Soljenitsyne intime à Cavendish

1. La communauté de Cavendish

2. L'actualité de Soljenitsyne

3. Réactions à "Apostrophes"

Le Grand Homme avant le retour

1. Le Grand Homme chez Pivot

2. En Vendée, chez les Blancs

3. Retour en Russie

Conclusion

Sources et bibliographie

 

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                                    Présences de Soljenitsyne


Alexandre Soljenitsyne quitte l’Europe en 1976 pour s’installer aux Etats-Unis. Il recherche de meilleures conditions de travail pour s’atteler à sa tache principale : la rédaction de la Roue rouge. Il lui faut de l’espace, un climat semblable à celui de la Russie. Il a surtout besoin de calme, de solitude. Or, à Zurich où il s’est d’abord arrêté, il est la proie constante des médias, des émigrés russes qui réclament soutien, interventions publiques, de la curiosité du voisinage aussi, tout simplement... et du KGB, qui n’a pas cessé sa surveillance. Sa famille et lui partent incognito de Suisse, pour le semer quelques temps.

Sa présence à la télévision française risque donc de se raréfier. Cependant, assez régulièrement, des émissions ou reportages lui sont consacrés. De formats variés, elles se centrent sur l’homme, sa vie, ses méthodes de travail, ou, plus rarement, sur son œuvre. L’écrivain continue à produire, et ses livres de la période soviétique sont réédités, souvent augmentés. Des études paraissent pour essayer de cerner cette œuvre prolixe et multiforme. Soljenitsyne reste donc présent pendant cette période de l’exil.

Juste avant le départ définitif de l’écrivain pour sa nouvelle demeure à Cavendish, un numéro des " Dossiers de l’écran " lui est consacré et lui offre l’occasion de répondre aux questions des téléspectateurs français.

 

Les " Dossiers de l’écran " : un lien direct avec les téléspectateurs

 

C’est le 9 mars 1976 qu’a lieu cette émission des " Dossiers de l’écran ", moins d’un an donc après " Apostrophes ". A cette date paraît le troisième et dernier tome de l’Archipel du Goulag, le plus haletant, car consacré aux révoltes dans les camps et aux évasions, le moins vendu pourtant (150.000 exemplaires, contre 700.000 pour le premier).

Le principe de cette émission diffusée le mardi en première partie de soirée, consiste en un débat (mené par Alain Jerôme), qui suit la diffusion d’un film sur le même thème. Les téléspectateurs sont invités à poser des questions, auxquelles les invités répondent. L’importance du débat prime sur le film qui sert essentiellement d’introduction au sujet. Ce soir-là, c’est une adaptation d’Une journée d’Ivan Denissovitch, réalisée en 1970 par Casper Wrede, qui est présentée. Selon Télérama, si le film est une reconstitution fidèle et minutieuse du roman, il laisse froid : " nous ne nous sentons pas concernés. Devant le soin - presque la piété - avec lequel le film a été réalisé, on est navré qu’il y manque juste la petite étincelle qui lui donnerait vie. " Le Nouvel Observateur est encore plus sévère : " une nullissime adaptation du chef d’œuvre de Soljenitsyne ". En tout cas, il indique que le thème de l’émission est le Goulag et l’expérience personnelle de l’auteur. C’est un numéro des " Dossiers " un peu particulier puisque Soljenitsyne est seul invité : il n’y a donc pas de débat sur le plateau, mais plutôt une discussion avec les téléspectateurs.

Le standard téléphonique est tenu par Armand Jammot (producteur de l’émission), Marcel Jullian (PDG de la chaîne, Antenne 2), Guy Darbois, Gilbert Khan. Il peut recevoir 120 appels à la fois, ce qui est peu pour les " Dossiers ", émission populaire. " C’est comme un entonnoir. Il y a peut-être 20.000 appels qui partent et 1.000 qui arrivent " explique Armand Jammot. Les questions sont collectées et triées. Guy Darbois récupère les bulletins retenus et fait la synthèse des questions posées.

Pour Soljenitsyne, c’est un succès : 7.000 questions dès le début du " débat ", alors que 1.000 constituent une bonne moyenne. Le téléspectateur peut voir les masses des fiches empilées. " La curiosité est grande pour Soljenitsyne, commente Guy Darbois. Nous sommes submergés. " Plus tard dans l’émission, il désigne la pile finale haute de l’épaisseur de cinq annuaires environ : " c’est beaucoup plus que la moyenne des autres émissions, et à l’image de l’intérêt des téléspectateurs : la concrétisation des contacts entre Alexandre Soljenitsyne et le public. " L’accent est mis sur le direct et ce lien entre l’écrivain et les Français présents devant le poste. S’il n’y a pas débat ce soir-là, c’est parce que

" nous avons pensé que la dimension précisément de Soljenitsyne, le nombre de questions qui avaient été posées la fois précédente et qui avaient valu le courrier après ‘Apostrophes’  justifiaient qu’il fût possible de poser toutes ces questions"

avance Marcel Jullian. Mais si la majorité des téléspectateurs l’appellent " héros, prophète, martyr ", d’autres commentaires détonnent : " on lui reproche d’être un agent de la propagande anti-soviétique et anti-communiste, de tout faire pour que la détente n’existe plus ". Ces propos rappellent que le contexte de l’émission n’est pas serein : ce que ne dit pas Marcel Jullian, c’est que la chaîne a reçu des pressions de l’ambassade soviétique à Paris pour que les " Dossiers " n’aient pas lieu. Le gouvernement français s’est attiré des réprimandes de l’ambassadeur qui " a protesté contre cette soirée octroyée à Soljenitsyne ". Soirée d’autant plus intolérable qu’elle s’intercale entre les deux tours des élections cantonales... Armand Jammot cite cette question, maintes fois posée, sur l’opportunité d’une telle invitation en cette période électorale. Il invoque deux raisons : c’était la seule date où Soljenitsyne était disponible, et le thème de l’émission (évoquer la situation dans les camps soviétiques) n’a selon lui aucun " rapport avec la vie politique en France ", ce qui n’est malgré tout pas tout à fait exact... Les " Dossiers " veulent centrer sur l’homme : la politique risque donc d’être du menu.

1. Thèmes des questions

Il est vrai que les premières questions témoignent avant tout de la curiosité des téléspectateurs pour l’homme, son passé de prisonnier. On lui demande s’il trouve le film fidèle à son livre, s’il a été dans un camp de ce style, quels furent les moments les plus durs qu’il ait vécus durant sa détention... Est-il, a-t-il été communiste ?

" Communiste, en tant que membre du parti ? Non, jamais. Non, mais il fut un temps, dans ma jeunesse, les années 30 [...] où je lisais Lénine, Marx, Engels à l’Institut : je croyais y découvrir de grandes vérités (sourire)[...] Dans ce sens-là, j’ai succombé à la tentation et c’est dans cet état d’esprit que je suis parti à la guerre. "

D’autres questions, ainsi " pour quels motifs les gens sont envoyés dans les camps soviétiques ? ", " Soljenitsyne a-t-il fait l’objet d’un procès régulier ? A-t-il bénéficié de l’assistance d’un avocat ? " ou encore " y a-t-il des camps pour femmes et enfants et sont-ils différents de ceux montrés par Soljenitsyne ? ", prouvent que les téléspectateurs sont loin d’avoir tous lu l’Archipel qui traite ces sujets et auquel d’ailleurs renvoie parfois l’écrivain. Les " Dossiers " lui permettent de toucher un public beaucoup plus large ; Soljenitsyne attire aussi des personnes qui ne sont pas ses lecteurs, qui n’ont pas forcément beaucoup de connaissances sur l’URSS : c’est la marque de la célébrité.

La politique fait irruption naturellement dans l’émission : Soljenitsyne est un dissident soviétique. Une question " qui revient à des centaines d’exemplaires " l’oppose à un autre dissident, Leonid Plioutch, qui lui " s’est déclaré toujours communiste ". Soljenitsyne insiste sur la nécessité de garder un sens précis aux mots et relève une contradiction dans les paroles du mathématicien qui

" dit simultanément qu’il est un communiste convaincu — il est dévoué aux idéaux lumineux du communisme —, et en même temps, il nie complètement le régime tel qu’il existe en Union Soviétique, dans la mesure où j’ai compris (sourire), depuis son commencement. "

Pour lui, contrairement à Plioutch, il n’y a pas d’ " idéaux lumineux " dévoyés et qu’il serait possible de retrouver. " Tout l’archipel, tout le système de répression a été créé par Lénine ", affirme-t-il et il fait remonter la condamnation du régime en 1903, " quand a été créé un parti d’un nouveau type, un parti qui était soumis à une volonté unique sans faille ". Soljenitsyne se demande si Plioutch sait de quoi il parle et regrette qu’il ait été amené à faire de telles déclarations avant d’avoir étudié l’histoire de leur pays (sous-entendu, comme lui), souhait que le mathématicien a exprimé.

Il est amené à faire une autre correction de termes à propos de la détente. Question :

" Beaucoup de téléspectateurs s’interrogent sur les déclarations d’Alexandre Soljenitsyne au cours de sa tournée américaine à propos de la détente qu’il dénonce comme un danger pour le monde occidental. Deux types de questions : pourquoi cette opposition à la détente ? Ne pensez-vous pas que par la circulation des hommes et des idées qu’elle crée, elle n’apporte pas une meilleure situation à vos anciens compagnons du Goulag ? "

Soljenitsyne insiste sur le fait que le mot " détente " n’a pas la même signification pour les deux camps :

" La détente, pour l’Occident, on comprend ce que c’est : c’est faire des choses agréables pour la partie adverse, céder, ne pas insister. [...] De la part de l’Union soviétique, il n’y a pas eu un jour de détente, pas un seul. En fait, elle continue la même guerre froide qu’elle a toujours menée mais maintenant elle s’appelle rivalité/ compétition idéologique [ Les arrestations continuent...] à Moscou, dans la rue, de jour, on coffre les gens et personne ne proteste, n’ose même lever les yeux. C’est ça la détente chez nous. Merci. Comme résultat de cette détente, la puissance de l’Union soviétique s’est renforcée par rapport à vous ; maintenant les vis sont serrées. [...] Tout le monde a peur de vous faire parvenir l’information."

D’où son opposition à la politique de détente telle qu’elle est menée par les Etats-Unis et ses alliés occidentaux. Il semble d’ailleurs que depuis son précédent passage à la télévision, Soljenitsyne soit moins optimiste quant à l’efficacité de son action en Occident, sur sa capacité de le convaincre de se maintenir face au danger soviétique, de défendre la liberté, d’être ferme. Il n’attend pas que celui-ci " libère " la Russie du régime soviétique — et donc qu’il lui fasse la guerre : " J’ai toujours considéré que nous devions nous libérer nous-mêmes ". Mais, désabusé par " l’apathie générale, cette façon de ne pas croire à la menace " de la part de l’Occident, il en est arrivé à la conclusion, après deux années passées de ce côté du mur et la dégradation de la situation mondiale, que la question à poser est non pas celle d’une possible évolution du régime soviétique, mais de l’avenir de l’Occident.

" Je voudrais rappeler que je n’interviens non pas comme homme politique et quand je parle de fermeté, j’ai en vue non pas tellement la fermeté de vos armées ou de vos notes diplomatiques, mais la fermeté de votre esprit. "

Soljenitsyne diagnostique un délabrement spirituel, la disparition de la fermeté de l’âme telle qu’elle existait chez les dissidents, qui n’avaient pas d’avions, ni de tanks, mais uniquement leur poitrine : " Nous avions la fermeté de notre volonté. " Ce délabrement n’est cependant pas nouveau :

" C’est un processus qui dure depuis plusieurs siècles. Il a commencé sans doute... [il réfléchit] quand les hommes ont décidé qu’au-dessus d’eux il n’y avait personne, qu’il n’y avait pas d’exigence supérieure, uniquement une philosophie pragmatique, des calculs d’affaires. [Ils] ont amené l’Occident dans cet état, quand chacun veut jouir de cette liberté, mais ne veut pas la répandre et la défendre. "

Imperturbablement, pourtant, il persiste dans la délivrance de son message. Il a confiance dans les réserves spirituelles des peuples occidentaux et entreprend de les dégager. Ainsi, il apprécie de pouvoir parler directement aux téléspectateurs français : " Inhabituel, responsable; je m’y étais beaucoup préparé et j’avais le trac ", commente l’écrivain quelques années plus tard dans ses mémoires. A son goût, le lien n’était cependant pas encore assez direct :

" Les organisateurs trouvèrent le moyen de tout brouiller : ils avaient installé à côté de moi un commentateur superficiel et indifférent (je pensais n’avoir qu’à regarder la caméra et que personne n’allait s’interposer) ",

se plaint-il. Soljenitsyne n’aime pas les médiateurs ! Ceux-ci posent des questions " délayées, molles, sans intérêt " alors que les appels des téléspectateurs étaient des " plus pointus ". Et c’est aux Matrionas de l’Occident qu’il fait une vraie déclaration, à la France qu’il aime, celle des " cathédrales, [des] villages, [de] la campagne " , qui est simple et " n’essaie pas de s’enjoliver ".

" Voici qu’aujourd’hui, regardant directement l’objectif, j’ai éprouvé ce contact avec des millions de téléspectateurs de ce pays qui m’a tellement plu. J’ai beaucoup aimé ce pays ; j’ai pas mal parcouru la France, elle va droit au cœur. Ce n’est pas du tout un compliment, ce n’est pas mon habitude de faire des compliments. "

La caméra a zoomé sur ses yeux pendant cet instant, renforçant le caractère d’intimité de la déclaration aux téléspectateurs : son visage est ouvert, souriant, plein de chaleur — presqu’ un numéro de charme, mais rien d’affecté. Soljenitsyne parle d’un " dialogue " entre eux, qu’il apprécie manifestement. Et comme lors d’une conversation passionnée avec des amis, son visage passe par mille expressions, sa voix s’indigne ou se fait douce, le corps lui-même participe à la communication : il lève le doigt ou les bras pour mettre en garde, se tape la poitrine pour évoquer la fermeté de la volonté des dissidents, tend la main, paume exposée, en image de ce que doit être une vraie détente, ferme les yeux et croise les mains en parlant de spiritualité. Juste après cette déclaration d’amour déjà citée, faite avec le plus beau sourire, il s’indigne des souffrances méconnues de son peuple :

" Je regrette que des spectateurs vous aient écrit en parlant de ce dialogue comme d’un concert anti-communiste. Si on peut, après le film qu’on a vu, appeler un concert un dialogue sur nos souffrances, cela veut dire que les gens qui ont posé ces questions n’ont pas de cœur. Ils ne peuvent comprendre les souffrances parce qu’ils ne les ont pas éprouvées. Le mot de concert est insultant ! Nos souffrances ne sont pas anti-communistes, ce sont des souffrances humaines. Mais le communisme est anti-humain. [...] Nous sommes des hommes, nous voulions vivre comme des hommes. On nous a imposé un régime anti-humain : on l’a appelé communiste. "

Le contraste brusque entre les deux parties de l’intervention de l’écrivain saisit le téléspectateur qui ne s’attend pas à une telle charge après la bienveillance avec laquelle il a été traité juste auparavant. Et tout à coup, Soljenitsyne s’arrête, laisse tomber lourdement sa tête contre sa main, et semble plonger dans un ennui insondable... L’écrivain est un spectacle à lui seul et une personnalité aussi vivante et naturelle sur un plateau de télévision, chose assez rare, constitue une aubaine pour les programmateurs de l’émission.

Mais le dissident est las et eût souhaité des questions " plus profondes " : confiant, il est certain qu’elles ont été posées, mais qu’elles " n’ont pas pu percer à travers la masse des questions superficielles ", c’est-à-dire celles qui traitent de politique. Il se plaint de ce que les journalistes notamment ne s’intéressent qu’à ce " plan misérable " qu’est le plan politique, un plan " pauvre : il y a la droite, la gauche, mais pas de profondeur, ni de hauteur ". L’émission a montré que Soljenitsyne a eu maille à partir avec la presse occidentale, et notamment en France, avec Le Monde.

2. Un différend avec le journal Le Monde

Dans Le grain tombé entre les meules, Alexandre Soljenitsyne note que ses rapports avec la presse ont été compliqués dès le début de son exil. Il lancera même à la " meute " de journalistes venue chez Henrich Böll recueillir ses premières impressions cette célèbre invective : " Vous êtes pires que le KGB ! ". L’écrivain se sent attaqué par plusieurs médias de l’Ouest, classés à gauche comme le Stern en RFA, ou encore Le Monde, et qui seraient prompts à diffuser sur lui des fausses nouvelles, des rumeurs malveillantes. Une question de nombreux téléspectateurs lui fournit l’occasion d’évoquer ce point : on lui reproche " d’avoir choisi la date du deuxième anniversaire de l’avènement de Pinochet pour se rendre au Chili ". Savait-il lorsqu’il est allé là-bas qu’il y avait également des camps d’internement ?

Soljenitsyne bondit. " Ca, c’est une question remarquable ! " Cette annonce est une " invention " et il cite nommément Le Monde. Il n’a jamais eu l’intention d’aller au Chili, n’a même reçu aucune invitation. Il profite de cette histoire pour stigmatiser la soi-disante liberté d’information dans la presse occidentale, à laquelle il croyait d’ailleurs fermement quand il habitait l’URSS. Il a changé d’avis et invoque à sa charge la tradition du droit de réponse :

" C’est très intéressant [cette invention]. D’une part, c’était publié en bonne place, et maintenant, toutes les têtes le savent. J’ai demandé aux éditions du Seuil de dénoncer ce mensonge et le même journal Le Monde a publié un démenti, mais de façon assez voilée, en mauvaise place... [...] Dans votre presse libre, on peut parfaitement mentir, avec beaucoup d’adresse, comme dans la presse soviétique. Le même journal Le Monde a réussi à publier en gros caractères que mon discours américain était un discours pro-hitlérien. "

Il s’étonne de ce qu’aucun journaliste ne se repente d’avoir mal influencé l’opinion en donnant une information fausse : " nous avons commis une erreur, je me suis trompé, j’ai été bête, je ne comprenais pas ", leur suggère-t-il d’écrire — on imagine un journaliste avouer : " j’ai été bête " !

Qu’en est-il exactement ? Le Monde a publié cette annonce du voyage au Chili le 12 septembre 1975, en dernière page. C’est une courte dépêche de l’AFP qui prend place sous un article important consacré à la grève de la faim à Paris de femmes françaises de prisonniers politiques chiliens :

" L’écrivain soviétique Alexandre Soljenitsyne se rendra prochainement au Chili, a annoncé mercredi 10 septembre à Santiago le président de l’Organisation des étrangers au Chili. Cette organisation avait adressé une invitation à Soljenitsyne, actuellement aux Etats-Unis, pour qu’il assiste aux cérémonies marquant le deuxième anniversaire de la prise du pouvoir par les forces armées. "

Une information n’est pas isolée dans un journal : elle est placée au milieu d’autres articles qui contribuent à lui donner un sens implicite. N’est-ce pas le cas ici où, par sa position, le lecteur a vraiment l’impression que l’écrivain soutient cette junte chilienne qui fait des prisonniers politiques ? Dès le lendemain, le quotidien publie un démenti dans sa rubrique " A travers le monde ", en page 4, qui constitue la brève la plus importante.

" Alexandre Soljenitsyne n’a aucunement l’intention de se rendre au Chili, déclare-t-on, le vendredi 12 septembre, au Seuil, démentant ainsi les propos de M. Vogelfanger, président de l’Association des étrangers au Chili (Le Monde du 12 septembre). [reprise des propos cités la veille] Il avait ajouté que l’écrivain lui avait répondu que l’invitation lui était parvenue trop tard, mais qu’il promettait de faire prochainement un séjour au Chili. Le Seuil, qui représente à Paris M. Soljenitsyne, qui réside à Zurich, déclare qu’ ‘aucune invitation n’a été faite à l’écrivain de se rendre au Chili, qu’il n’y a, par conséquent, pas répondu, et que les déclarations concernant ce voyage sont dénuées de tout fondement.’ "

On remarque déjà une différence dans les deux communiqués, puisque du premier, il ressortait clairement que le dissident irait au Chili dans le but d’assister aux cérémonies du deuxième anniversaire de la prise de pouvoir par le général Pinochet. La dépêche de l’AFP n’avait pas été citée entièrement. Enfin, le journal, qui place le démenti dans une autre partie de son édition — parmi d’autres brèves, et pas en dernière page —, reproduit dans une large mesure la fausse nouvelle et le démenti proprement dit ne fait que la moitié de la brève. Or, le 8 octobre suivant, dans un encadré d’une colonne publié en page 3 et intitulé " Soljenitsyne et Le Monde " (où est reproduit un communiqué de l’écrivain qui met en garde les lecteurs contre les fausses rumeurs et utilisations qui sont faites de son nom), le journal proteste contre l’assimilation opérée par l’écrivain entre lui et d’autres quotidiens qui ont publié des interviews imaginaires, alors qu’il a pour sa part publié un démenti de 31 lignes d’une dépêche de l’AFP longue elle de 12 lignes. Le rapport entre les deux est faux.

Broutilles que tout cela ? Si l’on en croit Michel Legris, ancien journaliste du Monde, surtout du temps d’Hubert Beuve-Méry, et auteur du pamphlet Le Monde tel qu’il est (paru en 1976), certainement pas. La manière de placer l’information n’est pas innocente, et la statistique est nécessaire pour vérifier l’objectivité d’un journal :

" Lorsque le journal se targue de n’avoir rien tu, d’avoir fait accueil à toutes les opinions, à toutes les versions, à tous les faits, il convient de se demander combien de fois ceux qui allaient dans un sens ont été répétés et ressassés alors que ceux qui allaient dans le sens opposé ont été, en tout et pour tout, et une fois pour toutes, mentionnés. D’autre part il sera utile de regarder si les rectificatifs qui fleurissent après la diffusion d’une nouvelle ne font pas illusion et si ce n’est pas à tort qu’ils se donnent pour des garanties d’intégrité intellectuelle puisque le démenti efface rarement l’effet de choc produit par l’info qui en fait l’objet, il importe de considérer si ces effets de choc n’apparaissent pas, eux aussi, régulièrement, au service des mêmes causes, des mêmes idées, des mêmes gens. "

Les questions des téléspectateurs prouvent qu’effectivement l’effet d’annonce du voyage au Chili a eu plus d’impact que son démenti. Et il est vrai aussi que Le Monde à plusieurs reprises laisse imprimer dans ses éditions des affirmations insultantes à l’encontre de Soljenitsyne. Dans un billet du 3 juillet 1975, publié en une, il est assimilé par Bernard Chapuis à Laval, Doriot et Déat, tous collaborateurs des nazis lors de la Deuxième Guerre mondiale. Commentaire qui ne repose que sur la déformation d’un discours de Soljenitsyne tenu devant des syndicalistes américains quelques jours auparavant. C’est ce que reconnaît du bout des lèvres le journal qui publie une mise au point le 22 juillet suite aux interrogations de plusieurs lecteurs, au titre sibyllin, " L’écrivain et le nazisme " : il conclut magnanimement que " rien ne permet de prêter à Soljenitsyne des sentiments pro-hitlériens ". Une négation qui laisse entendre une affirmation... D’ailleurs, le 31 octobre de la même année, dans une longue interview intitulée " La liberté est le présent et l’avenir du socialisme ", le vice-président du gouvernement hongrois explique la non-publication de Soljenitsyne dans son pays par le fait qu’il " exprime des idéaux inhumains auxquels nous ne garantissons pas de forum. [Il] incite à une nouvelle guerre mondiale, défend les ignominies du fascisme, s’oppose à la coexistence pacifique ". Cette litanie fausse et injurieuse n’attire aucune réprobation ni rectificatif du journaliste qui recueille les propos. Il s’agit pourtant de Bernard Féron, qui avait rédigé une bonne critique de l’Archipel en février 1974 !

Nous avons vu au chapitre 2 que Le Monde avait cru bon aussi de publier un article envoyé par l’agence soviétique Novosti (aux ordres du Kremlin donc) qui proclamait que Soljenitsyne était un ennemi de la paix.

Le jour de la sortie de l’Archipel du Goulag, le journal prépare une double page, " L’URSS en question ". A gauche, trois livres, un " violent réquisitoire " (l’Archipel), une " satire " (En quarantaine de Vladimir Maximov), un " témoignage " (souvenirs de Joseph Berger, ancien du Komintern, émigré en Israël après avoir connu la disgrâce et la prison) " lancent l’anathème contre le totalitarisme ". A droite : plusieurs autres livres d’économistes, de diplomates, de géographes, " engagés ou non " qui, " à l’inverse ", " examinent les réalités présentes du pays et en tirent des enseignements positifs ". Le totalitarisme relève du passé, du temps de Staline ; car, rassurez-vous bonnes gens, les dernières nouvelles du pays des Soviets sont particulièrement encourageantes ! Et ce sont des experts qui le disent. On se félicite d’ailleurs de " l’étonnante liberté " avec laquelle Jean Elleinstein, membre du PCF, poursuit son Histoire de l’URSS...

Alain Besançon, dans la revue libérale Contrepoint, s’indigne :

" Pourquoi mettre côte à côte Soljenitsyne et des propagandistes du PCF ? Pour diminuer autant que possible la portée du premier (...) Ce qui est choquant est que cette opération soit présentée comme une preuve de probité journalistique, un service rendu à la vérité historique, pour tout dire comme effort d’objectivité. "

Le Monde réagit vivement aux accusations de Soljenitsyne lors des " Dossiers de l’Ecran ". C’est un " procès d’intention " qui lui est attenté, réplique-t-il par la plume de Michel Tatu. Celui-ci se demande qui peut bien informer si mal l’écrivain pour qu’il s’érige ainsi " en censeur de la presse occidentale en générale, et du Monde en particulier ". En ce qui concerne l’annonce du voyage au Chili, le journaliste se repose sur l’AFP qui a publié la dépêche ; puis, il argumente que le démenti occupait " le triple de la place accordée à la première information " et n’était donc pas " voilé ". Nous avons vu que tel n’était pas le cas. Il plaide cependant le fait que le quotidien est encore revenu sur la question le 8 octobre avec la publication du communiqué de l’écrivain. En ce qui concerne le billet de Bernard Chapuis, Michel Tatu reconnaît que l’assimilation de l’écrivain à Pierre Laval l’a " légitimement choqué ". Mais il rappelle que le fait qui avait apparemment induit en erreur Chapuis n’a pas été contesté par Soljenitsyne : ce dernier regrette toujours que l’Occident se soit allié à Staline contre Hitler au lieu de le vaincre seul. Ce qui est une manière d’excuser Chapuis implicitement (il y avait certains fondements à son affirmation). Enfin, Le Monde " est sans doute le journal qui publie le plus d’opinions diverses et même contradictoires ...[les insultes constitueraient-elles des opinions ? ] ... mais l’écrivain continue d’exiger l’adhésion totale à ses thèses et de ne retenir, dans l’information, que ce qui lui convient. "

Le Monde, quoiqu’en dise Michel Tatu, à l’époque chef du service étranger, est loin d’avoir été impartial avec Soljenitsyne. Il faut dire que sous la direction de Jacques Fauvet depuis 1969, le journal ménage les partis communistes. La révolution des œillets fut un cas de figure :

" Le Monde occultait ou sous-évaluait constamment le comportement d’un Parti communiste qui tendait à établir sa domination sur la révolution portugaise : prise en main de la police, des banques, des moyens d’information (...), comportements qui produisirent une réaction populaire anticommuniste qui fut présentée comme une manifestation d’obscurantisme religieux et une résurgence du salazarisme. "

De sensibilité démocrate chrétienne, Fauvet cherche à " intégrer Karl Marx à l’Evangile ". Les personnalités, les événements sont jugés selon ce barême.

" Soljenitsyne, porté aux nues tant qu’il ne met en cause que le stalinisme et ses séquelles est rejeté peu à peu au bas de l’échelle — à mesure qu’il se confirme qu’il incrimine l’essence même du système communiste. "

Dès la parution de l’Archipel du Goulag donc, tout espoir est perdu.

 

3. Une presse mitigée sur la prestation de Soljenitsyne

 

Cette émission de télévision suscite maints commentaires dans la presse : à nouveau, l’exilé soviétique fait l’événement. Le Monde y consacre une très large place. Bernard Féron — nous le retrouvons — écrit deux articles : un compte-rendu de l’émission, et un long commentaire qui débute en Une et se poursuit en page 2 entièrement consacrée à Soljenitsyne (avec aussi l’encadré que nous venons d’étudier). Le fait que le quotidien du soir ait été pris à parti lors des " Dossiers " n’est sans doute pas étranger à cette abondance d’écrits ; que l’on se souvienne du retentissement apparemment limité d’ "Apostrophes " presqu’un an auparavant dans le même journal. La critique est négative, comme, attendu, celle de L’Humanité. Télérama, comme toujours en cas de divergence dans la rédaction, présente deux points de vue opposés : un louangeur d’Alain Cadeau, l’autre (trois fois moins long) très critique d’Alain Rémond. Jean Daniel consacre un nouvel éditorial plutôt favorable à l’écrivain dans Le Nouvel Observateur avec quelques réserves, ainsi que Jean-François Revel dans L’Express et Thierry Maulnier dans Le Figaro (pas d’éditorial, mais l’article débute en Une, avec une photo-portrait de l’écrivain) .

Il est un point sur lequel tous s’accordent : le dissident apparaît comme un bloc de certitudes. " Il y a, incontestablement, chez cet homme, quelque chose d’intraitable et, pour ainsi dire, de monolithique ", note Thierry Maulnier. Bernard Féron l’appelle " l’écrivain de génie que rien ne saurait ébranler, qui peut dessiner pendant des heures l’histoire passée et à venir de la planète ". Dans Télérama, Alain Cadeau, par ailleurs dithyrambique, le reconnaît volontiers : " Oui, il est intolérant. Oui, il est intransigeant. Oui, il dit toujours la même chose. " La différence entre les commentateurs tient à l’importance qu’ils accordent à cette intransigeance : intolérable, ou secondaire ?

Bernard Féron sépare le commentaire du compte-rendu de l’émission mais ce dernier distille tout de même l’opinion du journaliste. L’écrivain est décidé à poursuivre son combat jusqu’au bout : " Dans cette bataille, il n’y a guère de place pour les tièdes. Même Plioutch est rabroué par l’auteur du Goulag ", note-t-il. L’écrivain professe une opposition absolue au communisme, et dans sa vision spirituelle du monde, " la détente n’a pas sa place " affirme-t-il, ce qui est en contradiction notoire avec les paroles de Soljenitsyne. Dans son commentaire, Bernard Féron lui reproche d’abord de ne pas reconnaître les implications politiques de sa vision spirituelle, ensuite de " trancher de tout ce qui importe au monde contemporain et conclure que le discourspolitiqueest misérable ". Sa vision est manichéenne, d’un côté le communisme qui représente le mal, de l’autre le reste du monde qui se laisse aller à la dérive (il s’agit en fait uniquement de l’Occident). " Tout empli de la ‘ grande vérité ’ qu’il vaut répandre, il en vient à oublier mille et une petites vérités. Ce géant (...) est un terrible simplificateur. " Féron a une préférence pour Leonid Plioutch qui lui " veut encore croire à l’idéal communiste de sa jeunesse ". Comme lui apparemment. Que l’on en juge : " [Soljenitsyne] affirme (...) que la politique ne l’intéresse guère. ‘ Nos souffrances ne sont pas anti-communistes, elles sont humaines ’. Il ajoute aussitôt : ‘ Le régime communiste est anti-humain. ’ " Que de son expérience intérieure du régime soviétique, Soljenitsyne se permette de conclure au caractère criminel du communisme, voilà qui ne passe pas. Féron reconnaît tout à fait le grand rôle qu’a joué l’écrivain : " Il est incontestable (...) qu’il a fait revivre le bagne comme aucun autre témoin n’avait su le faire. Il a aussi donné à l’opposition au régime établi en URSS une voix qui a porté dans le monde entier. " Mais son rôle devrait se limiter à cela.

C’est une constante chez les critiques du dissident que de séparer son œuvre de témoignage et ses prises de position politico-spirituelles. C’est le cas bien entendu pour L’Humanité où Georges Bouvard dégage dans l’émission deux aspects bien distincts :

" Le témoignage d’une part, [et Bouvard rappelle que la révélation en 1956 des " violations de la légalité socialiste a été douloureusement ressentie par les communistes "] et, d’autre part, le message apocalyptique adressé à l’univers par Soljenitsyne, qui (...) a soutenu une fois de plus une politique de guerre froide. "

C’est aussi le cas d’Alain Rémond dans Télérama, ému par le témoignage, " touché en plein cœur " quand l’écrivain parle du Goulag et de la répression des dissidents en URSS. Mais il est irrité quand le même " s’érige en prophète, en visionnaire, pour condamner la  démission  de l’Occident, au prix de grossières simplifications, d’amalgames inadmissibles ou de mensonges purs et simples. " Le critique télé ne précise pas ici sa pensée. De quels mensonges peut-il bien s’agir ? Même séparation dans l’éditorial de Jean Daniel, mais à l’inverse, son admiration pour l’homme et l’importance de son témoignage prime sur l’ " intolérance " dont il ferait preuve - celle-ci n’est pas autant redoutable que son " intransigeance " est féconde (allusions à l’article de Bernard Féron).

" Soljenitsyne, pour notre profit, pose obstinément et inlassablement la question de savoir si le communisme soviétique peut être séparé de l’enfer du Goulag (...) Il nous somme de répondre. (...) Devant une scène d’horreur, il nous empêche de détourner le regard. Et, quand enfin il nous a immobilisés dans la contemplation de cette scène, alors il nous dit qu’il s’agit d’un miroir, celui de notre avenir, et que nous pouvons lire ce qui nous attend. "

Si le dissident se répète, n’est-ce pas parce que les Occidentaux n’arrivent pas à tirer les conclusions logiques de ce qu’il dit ? Après cette belle interrogation, Jean Daniel poursuit, précautionneux :

" Si nous refusons le communisme à la soviétique et si nous redoutons son expansionnisme, il nous faut considérer avec encore plus de circonspection l’Etat, et en l’occurence, la superpuissance, soviétique. C’est là un saut idéologique encore plus difficile à accomplir. (...) Devrons-nous en arriver à redouter qu’un mouvement révolutionnaire ne se libère de l’impérialisme américain en s’appuyant sur le totalitarisme soviétique ? "

On voit que Jean Daniel n’a pas encore trouvé de réponse.

Jean-François Revel répond aussi à Bernard Féron, et finalement à son confrère du Nouvel Observateur, alors que leurs éditoriaux paraissent le même jour. Il définit ainsi ce qu’il appelle le " rejet nuancé " de Soljenitsyne de la part de la gauche associée ou non aux communistes : on a pris note, ça y est, de son message.

" Mais pourquoi faut-il qu’il enlève lui-même toute portée à son récit en s’obstinant à le commenter, alors que, bien évidemment, seuls les rédacteurs de La Dépêche calabraise sont qualifiés pour cette tâche ? "

ironise-t-il. Revel constate que la gauche n’a pas dissipé " le mirage d’une capacité interne des Etats communistes à se libéraliser spontanément " et qu’elle n’a pas tiré les leçons de l’Archipel du Goulag. Il regrette de plus vivement de ne pas avoir entendu " de protestations bien véhémentes de nos pointilleux partisans de la liberté d’information, de l’indépendance nationale et de la non-ingérence dans nos affaires " après les réprimandes envoyées au gouvernement français par l’ambassadeur d’URSS pour cette émission de télévision. Il voit dans l’attitude du Monde notamment (l’annonce du voyage au Chili, les " sentiments pro-hitlériens ") le signe de ce rejet d’une bonne partie de la gauche.

Tel n’est pas le cas de la droite bien sûr. L’article de Thierry Maulnier consiste surtout en un compte-rendu bienveillant et assez convenu des " Dossiers ", qui insiste sur sa figure de combattant et son statut de porte-parole de " millions d’hommes qui ont fourni la matière de l’Archipel du Goulag avec leur vie et avec leur mort. " Mais l’article le plus élogieux est sans conteste celui d’Alain Cadeau dans Télérama, sur lequel le charme de l’écrivain s’est pleinement exercé. Les métaphores religieuses, qui deviennent des lieux-communs sous la plume des journalistes, reviennent : " prophète " (à deux reprises), " barbe de Christ ". A noter que la dénomination de prophète est également utilisée par les plus critiques Bernard Féron et Alain Rémond, ainsi que Jean Daniel (qui évoque aussi le " mage grand-russien "), mais dans un sens négatif (moindre tout de même pour Daniel, même si plus loin il parle de son " utopie moyenâgeuse et slave "). Ceux qui soutiennent le plus Soljenitsyne le font avant tout pour des raisons spirituelles, parce qu’ils sont touchés par la force morale du personnage, de son action comme de ses paroles, tandis que ceux qui le critiquent, esprits plus politiques (ou plus retors), ne s’arrêtent que peu à cette dimension spirituelle et s’attaquent à des opinions politiques qui leur sont étrangères.

On n’aime pas ceux qui dérangent ! " s’exclame Alain Cadeau. " Qui peut reprocher à cet extraordinaire écrivain, après les épreuves terribles qu’il a souffertes, de nous secouer et de nous troubler ? " Transi d’admiration pour le dissident qui parle un langage rare en Occident, il interroge le lecteur, enthousiaste :

" Comment pouvait-on rester insensible au message grave, accablant, passionné, de Soljenitsyne, ce Cassandre qui dénonce tous les ‘ goulags ’, accable l’Occident comme l’Orient, relève les erreurs (le concernant) de la presse libre, refuse la ‘ détente ’ et fustige notre apathie et nos démissions ! "

Le panorama de la presse étudiée ici montre une évolution certaine depuis la première apparition d’Alexandre Soljenitsyne à la télévision française. Les réactions sont plus contrastées : on ose davantage dire ses désaccords politiques avec lui, dans le meilleur des cas, dans le pire on recours à l’injure ou à la malveillance, en dépit de sa stature morale — que personne ne conteste. Mais le témoignage perd de sa " nouveauté " et le dissident, qui n’est pas avare en déclarations publiques, ne craint pas de porter de sévères jugements sur une des institutions les plus sourcilleuses de l’Occident : les médias. Le " Père la Justice ", comme le caricatura l’écrivain Alexandre Zinoviev, suscite donc l’agacement, d’autant plus que la télévision le pousse à simplifier sa pensée, qui s’exprime plus subtilement dans son œuvre.

Quelques années vont s’écouler pour le dissident, loin désormais des écrans français. Ce n’est qu’en 1983 qu’il réapparaît, dans un nouveau numéro d’Apostrophes qui est tourné sur les lieux mêmes où il réside, à Cavendish. C’est une autre facette de l’écrivain qui est présentée aux téléspectateurs.

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