Les premiers chocs médiatiques Un résistant au régime soviétique 1.Un passé héroïque 2. Le veau contre le chêne L'homme de l'Archipel du Goulag 1. L'accueil fait à l'oeuvre 2. L'affaire Soljenitsyne ou une querelle franco-française 3.La signification réelle de l'Archipel du Goulag "Apostrophes" du 11 avril 1975 : Soljenitsyne en direct 1. Le "petit théâtre" d'Apostrophes 2. Le tournant de l'émission : l'intervention de Jean Daniel 3. Les réactions médiatiques Présences de Soljenitsyne Les dossiers de l'Ecran : l'écrivain face aux téléspectateurs 1. Thèmes des questions 2. Un différend avec le journal Le Monde 3. Une presse mitigée sur la prestation de Soljenitsyne Soljenitsyne intime à Cavendish 1. La communauté de Cavendish 2. L'actualité de Soljenitsyne 3. Réactions à "Apostrophes" Le Grand Homme avant le retour 1. Le Grand Homme chez Pivot 2. En Vendée, chez les Blancs 3. Retour en Russie
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Les premiers chocs médiatiques "Apostrophes" du 11 avril 1975 : Soljenitsyne en direct
Depuis la parution de l’Archipel du Goulag dès le mois de décembre 1973 pour la version russe, du premier tome en juin 1974 pour l’édition française, et depuis l’expulsion d’Alexandre Soljenitsyne d’Union soviétique le 13 février 1974, les nouvelles de l’écrivain se font rares. Tout au plus sait-on qu’il a quitté momentanément sa résidence suisse (l’exilé a trouvé refuge à Zurich, comme Lénine en son temps...) pour enfin recevoir son prix Nobel à Stockholm et travailler en France — il a notamment interrogé des émigrés russes de la première génération pour sa Roue rouge — et participer au lancement du deuxième tome de l’Archipel dans les locaux de la maison de la rue Jacob, début janvier 1975. Claude Durand, éditeur au Seuil et directeur de la collection " Combats ", est devenu son agent international : il s’est proposé pour aider l’écrivain à mettre de l’ordre dans ses affaires éditoriales et lui permettre ainsi de poursuivre le plus sereinement possible son travail. Claude Durand passe pratiquement tous ses week-ends pendant deux ans chez lui, à Zurich, ce qui marque le début d’une amitié. Nous avons vu que deux émissions télévisées ont été entièrement consacrées à l’Archipel. Mais l’auteur est absent, toujours loin... C’est donc un véritable " coup " médiatique que réussit Bernard Pivot en obtenant la présence de l’écrivain sur le plateau de sa nouvelle émission, héritière d’ "Ouvrez les guillemets " et bientôt plus célèbre : " Apostrophes ". 1." Le petit théâtre d’Apostrophes " Le premier numéro d’ " Apostrophes " voit le jour le 10 janvier 1975 sur la deuxième chaîne, dont le nouveau président est Marcel Jullian, et l’émission s’installe dans le créneau qu’elle gardera jusqu’à sa fin en 1990 : le vendredi soir, à 21h25. L’émission dure normalement 75 minutes, mais des circonstances exceptionnelles peuvent justifier un dépassement de l’horaire. C’est le cas pour l’émission consacrée à Alexandre Soljenitsyne le 11 avril de la même année, qui obtient 20 minutes supplémentaires d’antenne. Voici comment Bernard Pivot définit le principe de l’émission dans Le Figaro, le jour même du premier numéro : " Un thème unique par émission, ce thème pouvant englober : 1. soit un ensemble de livres traitant de la même question, ou un livre unique dont la publication constitue un événement littéraire ou politique [souligné par nous - V.H.] l’Archipel du Goulag, par exemple; 2. soit un spécial consacré à un auteur vivant ou disparu : spécial Malraux, spécial Soljenitsyne, par exemple ; 3. soit un entretien avec une personnalité politique, scientifique, religieuse. Le titre de l’émission n’a pas été choisi au hasard, il définit parfaitement mon ambition : je souhaite en effet que l’on s’interpelle durant les " Apostrophes " d’Antenne 2 ; courtoisement, certes, mais vivement. " L’idéal de Bernard Pivot est de combiner dans son émission littérature et spectacle, le doublon gagnant de ce que l’on n’appelle pas encore l’Audimat. Sa gouaille, son impertinence (qui est pour lui un " devoir ") tranchent sur le ton habituellement compassé des animateurs d’émissions " littéraires ". Cette particularité, jointe à l’absence de concurrence sérieuse sur les autres chaînes (c’est-à-dire uniquement deux, en 1975), explique le succès quasi immédiat d’ " Apostrophes ". C’est sans doute ce succès qui pousse Serge Montigny, directeur du service de presse du Seuil, à appeler Bernard Pivot et à lui demander, dans le cas où Alexandre Soljenitsyne accepterait de participer à une émission de télévision en France à l’occasion de la sortie de son nouveau livre Le chêne et le veau, si " Apostrophes " était prêt à le recevoir. Le présentateur n’a donc pas eu à remuer ciel et terre pour avoir la présence du " plus célèbre banni soviétique "... Si l’émission consacrée à Alexandre Soljenitsyne (le quatorzième numéro de la série) n’est pas le premier " Apostrophes " mémorable, le duel opposant le général Bigeard à Georges Brassens sur le pacifisme — où l’on vérifie la volonté de polémique de Bernard Pivot ! — ayant déjà été auparavant un " grand moment de télévision " selon la formule consacrée, elle est cependant inédite puisqu’elle tourne autour d’un seul invité vedette. Les autres sont là pour discuter avec l’invité principal, et éventuellement présenter un livre qu’ils lui ont consacré.
Le choix des acteurs du petit théâtre d’ " Apostrophes " qui poseront des questions à Alexandre Soljenitsyne répond assez bien à l’orientation que Bernard Pivot veut donner à son émission. Tout d’abord, sera-t-elle littéraire ou politique ? Au début de l’émission, le présentateur dit : " c’est le premier contact de Soljenitsyne avec la télévision et je pense que les téléspectateurs attendent [...] un récit de Soljenitsyne, de mieux le connaître " Juste avant le générique, il nous révèle que son rêve était le suivant : " Si Soljenitsyne pouvait venir faire une émission avec des écrivains à la télévision, en direct... " Et il présente ses principaux invités, Jean Daniel et Jean d’Ormesson, comme des romanciers ; Pierre Daix est auteur de Ce que je sais de Soljenitsyne et Georges Nivat a co-dirigé le Cahier de l’Herne sur l’écrivain russe. Pas de communiste présent sur la plateau. Tout se présente comme une émission littéraire. Pourtant, les deux romanciers n’ont pas été choisis au hasard : Jean Daniel est plus connu comme directeur du Nouvel Observateur que comme écrivain ; Jean d’Ormesson en est bien un, lui, mais cette année-là, il est aussi directeur du Figaro... Tous deux ont une grande admiration pour Alexandre Soljenitsyne, mais l’un est de gauche, et l’autre de droite : ils risquent de ne pas être d’accord sur tout. Bernard Pivot, qui veut que l’on s’apostrophe sur son plateau, les place face à face, de part et d’autre de l’écrivain russe. Ce dispositif scénique appelle la polémique. La personnalité de Pierre Daix est particulièrement intéressante politiquement : ancien rédacteur en chef des Lettres françaises, hebdomadaire communiste, il a été en procès pour avoir insulté David Rousset qui désirait mener une enquête sur les camps de concentration dans tous les pays, y compris l’URSS. Grâce à Elsa Triolet (comme il le raconte lui-même dans son livre Ce que je sais de Soljenitsyne), il découvre, ou admet ?, l’existence de ces camps en Union soviétique à travers Une journée d’Ivan Denissovitch. La politique risque donc de n’être pas absente de l’émission. C’est d’ailleurs Pierre Daix que Bernard Pivot charge, à travers le résumé du Chêne et le Veau, de raconter le passé et la personnalité de l’écrivain. L’émission débute calmement, pour que le téléspectateur puisse découvrir le dissident.
La découverte de l’écrivain est d’abord visuelle. Dès le générique de l’émission, sur la musique du concerto pour piano n°1 de Rachmaninov, des images illustrent différentes étapes de sa vie. Une photo capte très vite l’attention : la deuxième, où l’on identifie le zek Soljenitsyne grâce à son matricule sur la casquette. Son regard frappe le téléspectateur : la caméra centre sur les yeux de l’écrivain, qui se plantent franchement dans les siens. La première image de l’émission est celle d’Alexandre Soljenitsyne, assis bien droit sur sa chaise, dans un costume beige coupé comme un vêtement de travail, assez simple, en harmonie avec la couleur de sa barbe et de ses cheveux. En contraste, des yeux bleus plutôt petits, mais brillants, vifs et bien ouverts ; une vraie fenêtre : son interlocuteur — et le téléspectateur — devinent aisément les sentiments qu’éprouve Alexandre Soljenitsyne, et celui-ci donne l’impression d’être un être curieux de la réalité, et un acteur du monde. Les quatre caméras qui encadrent le plateau filment des acteurs figés : pour éviter la monotonie, elles s’attachent aux expressions du visage, du regard, des gestes. D’où le nombre important de plans moyens et encore plus de gros plans, et le nombre réduit de plans d’ensemble où le téléspectateur pourrait apercevoir tous les invités. Un type de gros plan est celui de la main d’Alexandre Soljenitsyne au moment où il mime l’égrenage d’un chapelet. Jean Cazenave, qui fut réalisateur de l’émission un peu après, (mais " Apostrophes " a une mise en scène attitrée), a parfaitement conscience de l’importance du cadrage : " Dans le choix que je fais de montrer ou non tel ou tel invité, de cadrer son visage ou ses mains, en un mot de porter mon regard sur ce qui est en train de se passer, j’influence énormément le jugement du téléspectateur. " Néanmoins, la caméra d’ " Apostrophes " se veut objective et évite les plongées et contre-plongées, cadrages " de jugement ". De plus, le réalisateur ne peut exercer son pouvoir que dans l’instant. En effet, ce qui caractérise " Apostrophes " et ce qui fait son succès, c’est la spontanéité qui est de mise, l’improvisation. Aucune préméditation possible (Bernard Pivot ne lui donne le " plan de table " qu’au dernier moment) : le réalisateur doit anticiper les gestes, les moues des invités. " Cela nécessite des qualités d’écoute, une volonté d’être en harmonie avec ce qui se passe sur le plateau, et de prévoir comment ça va se terminer." Le fait qu’Alexandre Soljenitsyne égrène un chapelet imaginaire est inattendu et bref : François Chatel, le réalisateur de l’émission du 11 avril 1975, devait être effectivement attentif et prompt pour capter précisément ce geste, qui signe dès le début de l’émission la personnalité de l’écrivain et son talent de conteur. La première question est posée par Jean d’Ormesson (à l’invitation de Bernard Pivot) qui insiste sur le fait qu’Alexandre Soljenitsyne est " d’abord un écrivain, un grand écrivain " et qui l’interroge sur ses procédés, qui sont " évidemment assez loin de ceux auxquels nous sommes habitués avec un Gide et un Proust " : l’écrivain est seul, et apprend par cœur ce qu’il écrit. Interrogation d’un écrivain occidental mondain, choyé, habitué des dîners en ville, sur l’écrivain souterrain qui doit cacher jusqu’à son activité littéraire. Alexandre Soljenitsyne explique donc comment il a exercé sa mémoire : " A l’âge de 18-19 ans, je voulais écrire sur la Révolution russe : j’ai commencé à écrire quelques épisodes d’Août 14 mais les circonstances de la vie — la guerre, la prison, le camp — m’ont empêché de continuer : je n’avais plus de sources. Je devais faire autre chose, changer de thème. J’ai écrit des poèmes : c’était facile à mémoriser. Des petits poèmes de vingt lignes notés sur des bouts de papier, que j’apprenais par cœur et que je brûlais ensuite. A la fin de la période de prison et de camp, j’avais 12 000 lignes en mémoire. Deux fois par mois, je devais répéter ce grand volume de poèmes pendant dix jours.[...] J’avais un chapelet : chaque grain représentait un poème ; je le portais dans mon gant. Si on trouvait ce chapelet pendant la fouille, je disais prier : on ne faisait pas attention, ce n’était pas une arme ! " L’écrivain parle avec aisance, et raconte avec simplicité une histoire qui paraît à maints égards incroyable pour l’occidental. Modeste, Alexandre Soljenitsyne semble dire que tout le monde est capable d’un tel effort, que lui-même étant étudiant n’imaginait " pas toutes les capacités de la mémoire " et que " l’homme sous-estime ses nombreuses facultés ". L’assurance avec laquelle il l’affirme donne un poids supplémentaire à ses paroles, et finalement renforce l’admiration que l’on éprouve pour ce tour de force, d’autant plus qu’il est accompli en captivité et qu’il n’est pas sans danger. En effet, l’ancien zek continue son récit par l’anecdote suivante : " Parfois, on trouvait les bouts de papier sur lesquels j’écrivais : par exemple, Nuits prussiennes qui décrit un combat. J’ai dit : "C’est de Tvardovski."...Ma première rencontre avec lui, en somme ! On m’a demandé : "A quoi cela te sert-il ? — C’est pour exercer ma mémoire... " " L’écrivain ne se contente pas de raconter l’histoire, il la mime, en interprétant les différents rôles : il prend l’air supérieur et suspicieux du gardien qui interroge le prisonnier sur ce bout de papier écrit, puis imite la réplique mi-soumise, mi-rouée du zek qui se réfugie derrière le célèbre nom du poète Tvardovski et derrière ses paupières abaissées comme un rideau de fer sur le regard malicieux. La voix de Soljenitsyne s’adapte parfaitement aux personnages : sévère pour le gardien, elle minaude quand elle fait parler le zek. Il est vrai que jeune un des rêves de l’écrivain était de devenir acteur… Nous parlions du regard de l’écrivain. Une précision : quand il se tait, son regard devient vague, quasi absent, mais dès qu’il prend la parole, il s’anime. Pendant le monologue de Pierre Daix, qui ouvre la discussion en racontant Soljenitsyne, le réalisateur cadre à intervalles réguliers l’intéressé, qui fixe Pierre Daix, à la fois attentif et songeur. Il a le même air en écoutant Jean Daniel.
Plusieurs points importants dans le long monologue de Pierre Daix : il fait référence à l’affaire Vlassov, en rappelant qu’Alexandre Soljenitsyne qui s’est porté volontaire pour entrer dans une école d’artillerie après l’invasion de l’URSS par l’Allemagne nazie, a été décoré pour son courage : " Je le dis car il a été attaqué avec l’histoire Vlassov et on a ‘oublié’ qu’il était un combattant du front. " Il souligne qu’il " devient écrivain dans un lieu où écrire est impossible et interdit " (au camp) et qu’il apprend par cœur ses premières œuvres. Il compare surtout la situation du dissident soviétique à la sortie du camp de concentration en 1953 à la sienne, quand il a quitté le camp nazi de Mauthausen : " Quand il sort en 53, ce n’est pas comme nous les anciens déportés des camps hitlériens qui en sortions libres, accueillis par les nôtres... lui en sort comme un malfaiteur, interdit de séjour. " Même type de comparaison quand il évoque le travail clandestin de l’écrivain, obligé de cacher son activité et de disséminer ses manuscrits, " une clandestinité peut-être encore plus grande que celle de nos écrivains de la Résistance ". Ces paroles sont le signe que les zeks, représentés, ou mieux emblématisés par Alexandre Soljenitsyne, sont reconnus comme des frères en souffrance par les victimes politiques (en dehors des Juifs cependant) du régime nazi, considéré, surtout par la gauche, comme le plus ignoble ayant jamais existé. On peut mesurer ici l’évolution spectaculaire de Pierre Daix — qui reflète celle de nombreux hommes de gauche — depuis les insultes qu’il avait jetées à la figure de David Rousset parce que celui-ci, ayant osé proposer de mener une enquête sur les camps de concentration en URSS, comparait ainsi implicitement les régimes hitlérien et stalinien, depuis même l’époque de sa rédaction de la préface à Une journée, jusqu’aux propos qu’il tient à cette émission d’ "Apostrophes ". Mais l’émission va bientôt prendre une tournure politique.
2. Le tournant de l’émission : l’intervention de Jean Daniel
Le rythme de l’émission, jusqu’à présent assez lent, emprunt de respect et d’admiration, et qui ne s’anime un peu que lors du récit d’Alexandre Soljenitsyne, subit une brusque accélération. Bernard Pivot donne la parole à Jean Daniel, dont le téléspectateur avait pu remarquer le front barré de plis et le regard désespéré. La caméra zoome sur le visage douloureux du directeur du Nouvel Observateur, qui, d’une voix quelque peu larmoyante, mais ferme, déclare : " ... vous avez présenté l’émission comme un événement et je vous en approuve totalement ; j’ajouterais que c’est un événement politique. "
Jean Daniel entraîne l’émission sur le terrain politique. Il commence par regretter l’absence de communistes sur le plateau, car cela eût permis à Soljenitsyne de leur répondre avec des arguments encore plus forts que ceux qu’il avait utilisé lors d’une émission précédente contre son ami écrivain Max-Pol Fouchet. Et puis, si " Soljenitsyne n’est pas un homme politique, je sais que Soljenitsyne n’aime pas que l’on parle de lui comme d’un personnage politique... [...] mais il y avait ce secret dont il était détenteur, et qu’il devait un jour révéler pour parler au nom de millions de martyrs, sans lequel ils auraient été enfouis à tout jamais dans l’oubli. Il s’agit d’un fait politique, il s’agit de l’injustice, du massacre, de l’incarcération, c’est un fait politique. " En butte aux menaces du pouvoir, l’écrivain devient un dissident, la littérature devient politique. Par conséquent, Jean Daniel ne peut faire autrement que de considérer attentivement les opinions politiques de l’écrivain, d’autant plus que la lecture de ses livres l’a convaincu que le Russe intervenait " dans notre vie, notre débat, notre réflexion " et que le message " implicite " (et Jean Daniel insiste sur le mot, tant par le ton de sa voix qu’en levant un doigt) émanant de ses récits était " universel ". Or, Jean Daniel est soucieux : il a appris que Soljenitsyne, à une conférence de presse quarante huit heures auparavant, à laquelle il n’avait pu assister, avait critiqué les accords de Paris et accusé les occidentaux de ne pas défendre la liberté au Vietnam comme au Portugal. Ces deux pays sont les théâtres d’affrontement de la guerre froide, au moment où l’écrivain est interrogé. La révolution des œillets, accomplie en avril 1974 (juste un an avant l’émission) par le Mouvement des Forces Armées (MFA), renverse le régime du dictateur Salazar le 25. Un gouvernement de coalition est formé, principalement constitué de communistes, socialistes et sociaux-démocrates. Mais l’extrême-gauche et les modérés ne tardent pas à s’opposer : l’antagonisme se développe entre les socialistes (menés par Mario Soares) et les communistes (Cuntal). Le MFA, son conseil de défense et son exécutif militaire s’efforcent de leur côté d’imposer leur prééminence (la présidence est assurée par des militaires plutôt favorables aux communistes). Le 25 avril 1975 (soit quatorze jours après " Apostrophes "), les élections pour l’assemblée constituante doivent avoir lieu. Cependant, le MFA obtient des partis l’engagement que le résultat des élections n’aura aucun effet sur le gouvernement du pays, les députés étant confinés dans leur rôle constitutionnel. Le PC, maître de la rue, et seule force politique sérieusement organisée, contrôle les syndicats ouvriers et la plupart des moyens d’information. Favorisés par le colonel Gonçalves, le président du conseil, les communistes semblent proches de la victoire. Au Vietnam, les négociations entre le secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger et le Nord-Vietnamien (communiste) Le Duc Tho ont abouti en janvier 1973 aux accords de Paris. Ceux-ci entérinent le cessez-le-feu en vigueur de facto depuis le départ des GI’s fin 1972. Il est accompagné de perspectives de réunification du pays sous contrôle international et après élection ; toutes les forces américaines doivent être évacuées et le gouvernement Thieu (du Sud-Vietnam, soutenu par les Américains), dont les Nord-Vietnamiens avaient longtemps exigé le départ, reste en place pour cette période transitoire. Le Congrès, en 1973, s’engage à venir en aide au Sud-Vietnam, tout en soumettant l’engagement des forces américaines à des règles très précises en excluant le recours à l’armée de conscription. Les accords de Paris, accueillis avec soulagement par une très large part de l’opinion publique américaine et occidentale qui ne croyait pas (plus) à la nécessité de la " croisade anti-communiste " et qui avait été profondément choquée par les photographies de la réalité d’une guerre très dure, marquent une étape importante de la politique de " détente " des Etats-Unis envers le monde communiste, lancée par le voyage du président Richard Nixon en Chine en 1972. Le désengagement des Etats-Unis est de mauvaise augure pour le régime sud-vietnamien qui, s’il a résisté à la grande offensive du Vietcong aux Pâques 1972, ne survit que grâce à l’appui américain. Les Nord-Vietnamiens n’ont jamais fait mystère de leur volonté de réunifier le pays sous leur férule. Le 11 avril 1975, le jour où se déroule l’émission " Apostrophes ", les Nord-Vietnamiens ont lancé une attaque générale contre le régime Thieu depuis quelques semaine, attaque qui débouchera sur l’effondrement du Sud-Vietnam le 30 avril. Le Congrès américain a coupé les fonds et la promesse d’envoyer des bombardiers en cas de nécessité n’a pas été tenue. Jean Daniel assimile donc l’action d’Alexandre Soljenitsyne contre le pouvoir soviétique et à celle des combattants vietnamiens communistes contre le colonialisme. L’écrivain soviétique a été accueilli et compris par nombre d’hommes de gauche occidentaux comme un allié, car eux aussi soutenaient ou s’engageaient directement dans la lutte contre " d’autres archipels du goulag ", les trois grands " fronts " étant à l’époque le Portugal, le Vietnam et le Chili (où le général Pinochet a pris le pouvoir en 1973). " Il y a eu les mêmes combats que vous avez menés chez des gens qui n’avaient pas le même génie littéraire, ni la détermination mais ce n’était pas des combats contre le communisme, mais contre le colonialisme, contre le capitalisme et (...) ces combats sont les mêmes que les vôtres, et c’est dans la construction d’un avenir commun que nous, nous voulons intégrer le vôtre. " D’où la stupeur de Jean Daniel et des journalistes présents à la conférence de presse de l’écrivain, alors qu’ils lui étaient sans doute " tous acquis " affirme le directeur du Nouvel Observateur, lorsqu’ils l’entendent critiquer le comportement des Américains au Vietnam : " Que vouliez-vous dire quand vous avez dit que les accords de Paris, il était évident qu’ils seraient défaits, et que les Américains... l’Occident n’avait pas fait un bon usage de sa liberté (...) Est-ce qu’il était malhonnête d’en déduire que vous espériez que l’Occident, incarnant les défenseurs de la liberté, aurait dû se montrer plus rigide dans la négociation, et moins conciliant dans l’acceptation des termes des accords et, qu’au fond, il fallait tenir tête davantage aux forces communistes ? " En réponse à cette question, Alexandre Soljenitsyne confirme la teneur de ses propos tenus lors de sa conférence de presse : " La guerre au Vietnam, depuis des années, est l’expression d’un communisme dynamique et fort qui tend à élargir son territoire " A cet instant, la caméra nous montre le visage consterné de Jean Daniel qui commente : " Comme je le craignais, nous ne sommes pas d’accord alors... ". L’écrivain soviétique ne se dit pas partisan que l’Occident aide par les armes les pays menacés par le communisme car chaque pays a son destin et " nous devons nous sauver nous-mêmes ", assimilant pour sa part le combat des dissidents soviétiques à celui de ceux qui luttent contre le communisme dans les autres pays, notamment en Asie. Il s’appuie sur sa connaissance intime de l’expérience soviétique pour juger celle des autres pays communistes. Plus tard dans l’émission, il affirme ainsi, significativement : " On propose à l’étranger de partir le plus vite possible du Vietnam, de Phnom-Penh, sinon sa sécurité ne pourra plus être garantie. Alors les étrangers partent, c’est-à-dire, les témoins partent ! Partent les gens qui auraient pu voir ce qui se passerait après l’entrée de l’armée victorieuse. Le récit sur les fusillades qui auront lieu, on l’aura dans trente ans, le récit sur combien de millions qui se trouveront encore dans les camps. Je m’appuie sur notre propre expérience ! Je suis cette logique historique que moi j’ose dire : le processus actuel au Vietnam m’est très bien connu, il se passe des choses que je connais, notre révolution de 1917 et notre guerre civile. Alors j’ose dire que mes déclarations sont responsables." Selon Soljenitsyne, les régimes communistes sont tous " frères ", pour reprendre la propre expression des dirigeants des différents PC, et tous de nature criminelle comme l’est le régime-phare de l’Union soviétique. S’il est un partisan de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes, il pointe le drame de ceux pour qui accession à la liberté risque de rimer avec domination communiste : " Monsieur Daniel a parlé quelques fois du colonialisme du temps passé. Sans aucun doute, je crois que ce colonialisme était la honte du monde occidental, je vois aussi que le temps du châtiment pour ce temps de colonisation est arrivé, et jamais je n’aurais défendu quelque acte que ce soit d’un pays colonisateur.(...) C’est pourquoi, quand on parle du Vietnam, je comprends bien sûr que l’Indochine ne devait pas être une colonie française, que le départ des Français devait faire partie de cette logique générale de devoir se libérer de ce poids honteux. [ Il évoque la vitesse folle avec lequel le monde évolue et le fait que les Occidentaux n’ont pas eu assez de temps pour " bien " décoloniser.] On a tenu un peu trop longtemps aux colonies et à ce moment-là avait commencé un phénomène terrible : l’expansion des communistes de notre pays, de cette violence, partout. Alors la simple libération du peuple vietnamien n’a pas eu le temps d’avoir lieu : un processus a suivi immédiatement un autre. Les colonialistes à peine partis, une autre force tout de suite arrivait. " Inutile de préciser que pour Soljenitsyne, cette autre force ne vaut pas mieux que la précédente : elle est même pire. Nous comprenons mieux ce qui éloigne le dissident de ses admirateurs de gauche occidentaux : son opposition au pouvoir soviétique procède de son opposition aux régimes communistes dans leur ensemble, quelles que soient les formes qu’ils peuvent prendre ou leurs différends (par exemple entre la Chine et l’URSS). Il juge les systèmes d’un point de vue supérieur au sens où ce qui importe avant tout pour l’homme est la liberté spirituelle, et non les progrès des droits de l’homme. De plus, pour lui, aucun régime n’est pire que le régime communiste et une dictature, malgré tout, est provisoirement acceptable si elle peut empêcher la progression du communisme. Mais si les admirateurs de Soljenitsyne, à qui ont été " révélés " les crimes de l’Union soviétique, acceptent la critique de ce pays, ils n’en deviennent pas pour autant anti-communistes. Au prophétisme de Soljenitsyne sur le futur Vietnam, Jean Daniel répond ainsi : " C’est vrai qu’il y a en ce moment des femmes, des enfants, des vieillards et moi je le dirai, je l’assume, il y a en effet des gens qui fuient le communisme pour des raisons multiples, l’intoxication, mais la peur, mais le souvenir, et la volonté de ne pas être communiste, pourquoi pas, je le dis et je le regrette [c’est nous qui soulignons -V.H.] Mais avant cela, avant que n’arrivent les camps dont Soljenitsyne n’a qu’une vue prémonitoire et par analogie [son visage exprime le doute -V.H.], dont il n’est pas certain qu’ils arrivent, il y a eu quand même, il faut le rappeler, les bombardements américains [on entend quelqu’un approuver -V.H.] et ces bombardements-là ont déversé (...) sur le Vietnam dix fois plus de bombes que pendant toute la guerre mondiale (...) " Jean Daniel met l’accent sur la question cruciale des moyens qu’un régime peut utiliser pour lutter au nom de la liberté. En fait, les deux hommes sont d’accord, mais l’un est plus sensible au danger communiste et l’autre critique envers les Américains. Le journaliste reste attaché au projet de la Révolution qui apporte une plus grande justice entre les hommes, la " liberté, l’égalité et la fraternité " à toute l’humanité. Et le communisme est dans la ligne de ce projet. Sa lecture de l’Archipel du Goulag l’a semble-t-il rendu résolument critique envers l’Union soviétique, mais ne l’a pas convaincu de la nullité du projet communiste. Et il interprète (ou plutôt interprétait) le combat de Soljenitsyne comme une sauvegarde de l’idéal de la Révolution contre les déviations du pouvoir soviétique. Il est donc extrêmement dépité, avoue-t-il, quand au journal télévisé du jour sur la première chaîne, l’écrivain est présenté non " comme le martyr de la Révolution mais comme le prophète de la contre-révolution ". Alexandre Soljenitsyne répond qu’il ne comprend pas ces termes : " Je n’aime pas ces termes de révolution, de contre-révolution. L’un et l’autre sont violences. A mes yeux, il n’y a pas de différence : je n’accepte ni l’une ni l’autre, et ce dans n’importe quel pays [...] ce ne sont que des slogans : " Allons tuer les autres ! Cela nous apportera le Bien, ce sera juste ". Il faut améliorer le monde : l’Est, l’Ouest ont chacun leur but, mais on ne doit jamais utiliser les armes pour atteindre ce but. [...] L’époque des révolutions violentes est terminée. Cette époque nous a déjà pris deux siècles mais n’a pas amélioré la situation, dans aucun pays. Au contraire, elle l’a aggravée. " Jean Daniel est satisfait de cette réponse-là, comme de la position anti-colonialiste de l’écrivain. " Je suis heureux d’entendre cela et de vous avoir donné l’occasion de le dire ".
L’altercation entre les deux directeurs de journaux français est restée dans les mémoires bien que brève et confuse. La caméra alterne le champ/ contre-champ pour montrer tour à tour les protagonistes, rétrécissant le théâtre d’ "Apostrophes " autour de ces deux acteurs. Pierre Daix ne rentrera dans le dialogue que vers la fin de la scène. Bernard Pivot essaie vainement de les arrêter au début, les laisse s’affronter un moment (car, rappelons-le, il veut que " l’on s’apostrophe lors de son émission "), puis intervient plus vigoureusement quand il s’aperçoit qu’Alexandre Soljenitsyne est un peu oublié. L’écrivain assiste, surpris et amusé, à l’altercation. Celle-ci surgit assez tard dans l’émission ; Jean Daniel a plusieurs fois déjà mis la question du Vietnam et la lutte contre le colonialisme sur la table, Jean d’Ormesson n’a posé que deux questions, une littéraire, et une d’ordre plus général sur ce que l’écrivain pense du monde occidental. Il n’a pas réagi pour l’instant aux propos de son confrère, ce qui étonne un peu. Jean Daniel, évoquant les " mêmes combats " que mènent les anti-colonialistes et les anti-capitalistes que ceux d’Alexandre Soljenitsyne, exprime sa " douleur " de réaliser que l’écrivain est distant d’eux alors que " pendant un an, avec vos œuvres, j’ai vécu avec vous. " L’intéressé allait répondre quand on entend la voix ironique de Jean d’Ormesson : " Mais vous n’avez jamais été au Goulag, Jean Daniel ? ", mettant en doute la validité de l’expression " mêmes combats ". Jean Daniel réagit promptement, scandalisé : " Je n’ai jamais prétendu avoir été au Goulag, je ne peux pas laisser passer ça ! " puis interpelle Jean d’Ormesson sur le Chili et le Portugal : étaient-ce les mêmes combats là-bas, oui ou non ? Ici, le directeur du Figaro répond : " Pas en France ! ", laissant donc supposer qu’il s’accorde avec Jean Daniel pour dire que les luttes des opposants soviétiques sont identiques à celles des opposants chiliens ou portugais (du temps de Salazar). Ce qu’il conteste, c’est l’identité de l’action des intellectuels occidentaux (c’est-à-dire, pour suivre la logique de Jean d’Ormesson, aussi confortablement installés dans leur liberté que dans des " chaises longues ") et d’Alexandre Soljenitsyne (qui a été en prison et au Goulag, et est maintenant exilé pour ses idées) comme des autres opposants, que Jean Daniel semble clamer en faisant notamment référence à l’Indochine, et à la lutte contre le colonialisme et le capitalisme. Pierre Daix prend la parole pour dire qu’Alexandre Soljenitsyne ne peut tout savoir des débats français sur l’Indochine ou l’Algérie (cela semble être le sens de sa phrase, on ne comprend plus très bien tous les mots, la confusion est à son comble, Bernard Pivot essaie de faire la loi). Jean Daniel finit par bouder : " Il n’a manifestement que des amis, et moi je prétends être plus proche sur certains plans... et alors là-dessus Pierre Daix vous me décevez ". Seconde déception de la soirée ! Bernard Pivot insiste pour qu’Alexandre Soljenitsyne ait la parole et finit par prendre le dessus, même si Jean Daniel poursuit un peu : " Le débat vaut qu’on le prolonge... ". L’écrivain russe, riant, entoure l’animateur de son bras et le console de son impuissance en utilisant l’image de la personne qui tente d’enfoncer un ballon dans l’eau qui émerge à chaque fois. L’atmosphère se détend. Evidemment, aucun débat n’a eu lieu entre les deux Français. Une des divergences que met en évidence cette polémique est le jugement sur la pertinence du regard d’Alexandre Soljenitsyne sur l’Occident. Jean Daniel préfère mettre les opinions de l’écrivain russe sur le Vietnam — différentes des siennes, ce qui le gêne car il voudrait l’admirer inconditionnellement — sur le compte d’un manque d’informations. C’est aussi le sens de l’unique intervention de Gilles Lapouge (collaborateur de Bernard Pivot) qui cite un autre dissident, Andreï Siniavski : " A propos non pas du Vietnam, mais du Chili, Siniavski a répondu : ‘Ecoutez, je ne dirai rien sur le Chili parce que je ne sais rien ce qui se passe au Chili.’ [Il ajoute que les Occidentaux ont pu avoir le même raisonnement à propos de l’URSS, puis après l’approbation exprimée par Pierre Daix :] Dans les deux cas, il y a la même distance, la même difficulté d’information. " Ici, Gilles Lapouge reprend le cliché du " on ne pouvait pas savoir ", encore vivace à l’époque et dont Pierre Rigoulot, dans son livre Les paupières lourdes, les Français face au Goulag, a depuis montré la fausseté. Jean d’Ormesson prétend lui au contraire que ce dissident soviétique-là comprend bien l’Occident. Jean Daniel voudrait qu’Alexandre Soljenitsyne avoue des doutes sur sa connaissance, mais celui-ci persiste dans son opinion. S’il reconnaît aisément que son but n’est pas l’étude de l’Occident, et que sa connaissance de ce monde-là n’est en rien comparable à celle qu’il a de " l’Orient ", où il situe la Russie — cela l’empêche pas de donner son opinion sur le sujet dès qu’on la lui demande : " Votre société fait que tout le monde peut s’exprimer, les correspondants écrivent, les écrivains font leur travail librement. Le résultat est que vous êtes sous la lumière comme dans ce studio. Dans l’Orient, on ne voit rien : c’est pourquoi l’éloignement en France a toujours de l’importance, ainsi que l’absence d’expérience personnelle. " C’est après que l’écrivain évoque la faute de l’Occident, le colonialisme, ce qui rassure en partie Jean Daniel : " Je ne regrette pas de vous avoir posé ces questions tout de même... " sourit-il. Alexandre Soljenitsyne insiste sur le fait qu’il est d’abord et avant tout un écrivain russe : " mon destin est lié à mon pays (...) Je consacrerai le reste de ma vie à écrire sur mon pays. " Mais les journalistes le sollicitent sans cesse sur les événements importants de l’actualité politique, et si son but est la littérature et s’il fait de son mieux pour échapper à la presse, il ne peut s’empêcher de répondre par une sorte de devoir intérieur, car, ainsi qu’il le dit : " Dans ce monde, tout est lié. " Les divers théâtres d’affrontement de la guerre froide ne peut laisser indifférent celui qui s’est frotté aux dirigeants d’une des deux " Superpuissances ". Ainsi, l’émission " Apostrophes " ne fait-elle pas vraiment exception, puisqu’elle a largement abordé les thèmes politiques internationaux. Le prétexte de la venue d’Alexandre Soljenitsyne sur le plateau de l’émission est tout de même la sortie du Chêne et le Veau ; or, seul Georges Nivat pose une question sur le livre. Il est ainsi dans son rôle : on peut penser que Bernard Pivot l’a invité pour cela. Enfin, à la fin de l’émission, deux questions abordent le sujet de la Russie soviétique actuelle, la situation de ses dissidents à partir de ce qu’en dit l’exilé dans son livre. Sept mille sont internés dans des hôpitaux psychiatriques, on les " pique avec des médicaments qui détruisent le cerveau " au moment même où a lieu l’émission, explique l’écrivain. Là Jean Daniel cite le nom du mathématicien Leonid Plioutch : " Je vous remercie de m’avoir rappelé ce nom : heureusement parfois nous les connaissons, ainsi nous pouvons en parler ", approuve le Russe. Il est intéressant de noter que suite à cela, Jean Daniel précise que Leonid Plioutch, dont il voulait que le nom soit cité ce soir-là, " a fait savoir qu’il était resté socialiste ". Lui. Le fossé entre Alexandre Soljenitsyne et Jean Daniel éclate quand celui-ci lui demande si la production industrielle influence l’état moderne du peuple russe. La réponse de l’écrivain mérité d’être citée in extenso : " Vous avez dit que je vous ai déçu, mais je dois vous avouer que vous aussi me décevez avec cette question : on a commis beaucoup de fautes dans l’histoire depuis le XVIIème parce qu’une attention particulière a été accordée à la compréhension de la distribution et de l’utilisation des biens matériels ; on pensait qu’à partir du moment où l’on aurait rassasié chacun et fait un partage juste, on aurait le bonheur, le paradis sur Terre. Tout l’esprit de mon Archipel consiste à montrer que ceux qui étaient privés non seulement de nourriture, de vêtements mais même de l’espérance de vivre, ces gens d’un seul coup subissaient une élévation spirituelle. Une de mes opinions sur l’Occident est que vous êtes surchargés de biens, vous marchez sur les biens matériels. Les gens perdent leurs forces spirituelles, ils s’appauvrissent spirituellement. " Alexandre Soljenitsyne se situe à l’opposé d’une vision socialiste voire libérale du monde, vision matérialiste où l’homme sans Dieu entreprend de réaliser son bonheur par le bien-être économique et la justice sociale. De ce point de vue, il est aussi critique avec le système capitaliste en vigueur en Occident qu’avec celui qui sévit en URSS. Dans les deux, l’économie prime et promet le salut de l’homme, salut qui, pour le dissident, ne peut provenir que de Dieu.
3. Les réactions médiatiques
Les jours suivants, l’émission de Bernard Pivot provoque des réactions dans la presse, dans la rubrique " Vu à la télévision " ou en début du journal, traité comme un événement politique. C’est le cas notamment du Figaro qui lui consacre toute la page deux, une semaine plus tard, avec entre autres l’éditorial de Raymond Aron et une réflexion du soviétologue Alain Besançon. Le Monde, L’Humanité et L’Express se contentent d’un " vu à la TV ", comme Télérama. Dans Le Nouvel Observateur, Jean Daniel revient sur sa prestation et celle de l’écrivain dans son éditorial du lundi suivant et Maurice Clavel bénéficie d’une tribune d’une page pour donner son opinion, contradictoire de celle du directeur de l’hebdomadaire. Il faut dire que l’émission a été un succès : Jean Daniel affirme que " plus de la moitié des Français qui possèdent un poste de télévision " l’ont regardée ; nous n’avons pas le chiffre exact. L’émission avec Bigeard et Brassens (" Qu’est-ce que l’esprit militaire ? ") le 14 mars 1975, a fait un des meilleurs scores avec six millions de téléspectateurs (avec la méthode du panel). Il est permis de penser que celle avec Soljenitsyne a fait un score, sinon comparable, du moins pas très loin derrière. La télévision amplifie encore l’effet de masse du succès de l’Archipel du Goulag. Le point commun à toutes ces critiques est qu’elles se concentrent sur l’intervention de Jean Daniel pour l’interpréter diversement, suivant l’opinion qu’elles ont d’Alexandre Soljenitsyne. L’autre point commun est la description de la personne de l’écrivain qui n’a pas laissé indifférent. Maurice Clavel est sous le charme : " ... vague et doux est maintenant son visage. On l’eût regardé sans fin. Son sourire, dont on ne sait si notre cœur va se fendre ou se fondre... " Jean Daniel aussi : " Si l’on voulait savoir ce que signifie ce mot galvaudé de ‘charisme’, un ascendant qui s’impose dans l’instant, un magnétisme qui accompagne la formulation des idées les plus simples, il n’y avait qu’à regarder Soljenitsyne. " Raymond Aron parle d’un visage et d’un regard illuminés par " un message de charité, de foi et d’espérance " ; Claude Sarraute, dans Le Monde, évoque le rire de l’écrivain : " un rire merveilleux. Il ride l’eau bleue, l’eau profonde de son regard, et attentif et absent, qui se glisse, lourdement cerné, de l’un à l’autre, et se pose et se reprend. " Serge Leyrac (on se souvient qu’il fut le principal journaliste de L’Humanité à batailler dans " l’affaire Soljenitsyne ") le décrit assez péjorativement : " il est arrivé avec son visage étiré et sa barbe bifide, sorti tout droit d’une icône byzantine " (‘bifide’ évoquant à l’oreille le désagréable ‘perfide’). Et Jean-Luc Douin, dans Télérama, lui trouve des " traits pachydermiques " (sic), tout en évoquant plus bas ce " géant à barbe de prophète ". Beaucoup de ces téléspectateurs sont frappés par le déséquilibre entre la stature du dissident soviétique et celle de ses interlocuteurs. " Les terribles expériences vécues par Soljenitsyne donnaient à celui-ci un poids d’autant plus lourd que lui-même en tirait moins d’avantages. Rien n’entamait sa modestie ", écrit Emmanuel Berl, pour qui la barbe de l’écrivain " évoquait tantôt celle de Dostoïevski, tantôt celle de Tolstoï ". Il le qualifie même plus loin de " personnage-colosse ". Raymond Aron et Maurice Clavel reprochent particulièrement à Jean Daniel : d’avoir " abaiss[é] le dialogue au niveau ordinaire des débats partisans " (Aron), et son soupir "déplorant en cette émission l’absence de ses ‘camarades communistes’ " (Clavel). Pour Alain Besançon, " l’interview télévisée de Soljenitsyne manifestait entre lui et certains de ses interlocuteurs une profonde dénivellation [naturelle, mais] aggravée d’incompréhension. " Jean Daniel lui-même est conscient d’avoir joué " un rôle ingrat " en s’imposant de questionner l’écrivain sur le Vietnam. Cependant Maurice Clavel concède au directeur du Nouvel Observateur d’avoir " peut-être sauvé l’émission (...) il était dangereux qu’elle se bornât à des regards extatiques et à des questions de courriéristes. " Claude Sarraute, dont le propos consiste essentiellement à résumer "Apostrophes ", laisse deviner une empathie avec l’attitude de Jean Daniel : ses " inquiétudes et [ses] réserves reflétaient celles d’une grande partie de l’opinion ". Jean-Luc Douin va plus loin et a cru constater " que les efforts de Jean Daniel pour ébranler les énormes certitudes de Soljenitsyne semblaient parfois près de réussir. " Serge Leyrac, de L’Humanité, critique le contenu de l’émission, notamment le fait qu’elle s’occupât avant tout de politique, comme l’année précédente, (" En ce qui concerne la littérature, et c’est normal, elle fut vite jetée aux orties ") et la forme : " La règle du jeu de l’émission voulait que chacun des présents posât une question, à charge pour Soljenitsyne de répandre la bonne parole. " Cependant, les propos si " outrancièrement réactionnaires " de l’écrivain firent voler en éclat " l’urbanité " des échanges et Leyrac de se féliciter des questions d’un Jean Daniel embarrassé : " L’affaire ne prit sans doute pas la tournure désirée par ses promoteurs lorsque Soljenitsyne fut amené à parler du Portugal et du Vietnam. " Serge Leyrac reprend en fait les propos qu’a tenus l’écrivain lors de la conférence de presse la veille de l’émission, sa critique des accords de Paris, ainsi que son pronostic sombre sur l’avenir du Portugal. A ses yeux, Alexandre Soljenitsyne défend le régime du Sud-Vietnam, " entendez par là le régime de Thieu, avec ses 200.000 prisonniers politiques, ses ‘cages à tigre’ avec toute la misère, la corruption, les destructions, la violence qui sont le fondement de sa survie " commente le journaliste, qui dénonce chez l’écrivain le peu de cas qu’il fait des prisonniers du dictateur portugais Salazar, qui recouvrent enfin, avec tout le peuple, leur liberté — " mais n’étaient-ils pas des communistes ? ", s’interroge-t-il. On peut lui reprocher la même chose : il proteste de ce que " Apostrophes " ne fût qu’une " continuité surtout dans la lutte contre le socialisme, et partant contre le premier pays où, au prix de bien des tourments, des difficultés, des fautes, mêmes, il s’est édifié " et que tous " les présents parlèrent de l’Union Soviétique comme d’un univers qui n’aurait été que répression. On faisait comme si c’était une vérité évidente, qu’il n’était nul besoin, de l’établir, d’en discuter." Il reprend l’argument désormais classique des communistes selon lequel les violations de la légalité socialiste ont été dénoncées et condamnées par le XXème congrès du PCUS qui y mit fin. Mensonge enfin quand il affirme qu’une des " escroqueries " de l’émission est d’avoir donné à " croire que, Soljenitsyne exception, l’Union soviétique n’avait pas d’écrivain qui comptât, qu’elle n’était qu’un désert, sinon un cimetière littéraire. " Mais contrairement à ce que suggère Leyrac, les défenseurs (et admirateurs) de Soljenitsyne ne le suivent pas inconditionnellement, en ce qui concerne le Chili et le Portugal. Même si Raymond Aron critique vertement l’attitude de Jean Daniel, il assure que les jugements de Soljenitsyne à ce sujet " appellent la discussion et l’exilé se trompe peut-être. Le régime de Salazar a laissé une population de plus de 50% analphabète ; les généraux chiliens usent et abusent de la répression et de la torture ". Il est vrai que les craintes de l’écrivain qu’un régime totalitaire ne s’installe au Portugal en raison d’une démocratie faible se sont avérées inutiles et qu’il a sous-estimé la force morale que peut receler un régime démocratique. Cependant, le peuple portugais est redevable de cette heureuse issue à Mario Suares, le leader socialiste, qui a su s’opposer courageusement aux communistes. Mais il est vain, poursuit Raymond Aron, de demander à Alexandre Soljenitsyne d’avoir des opinions politiques et de le ramener au niveau des débats partisans, lui qui " n’est pas un homme politique, même si ses propos, ses œuvres, sa vie constituent des réalités politiques ". Alain Besançon renchérit : " Au surplus Soljenitsyne n’est pas et ne veut pas être un professionnel de la politique. Il est un écrivain, un homme et son influence s’exerce plus par ce qu’il est que par ses idées. " Parce que son engagement est avant tout d’essence spirituelle, qu’il puise ses forces et sa foi dans la souffrance, dans un combat qui risque " le long voyage à travers l’institution concentrationnaire " (Aron), la question de savoir si en Occident des gens mènent le même combat est " indécente ". " Entre celui qu’obsèdent l’unité de la gauche et le souci de coopérer avec ses ‘camarades communistes’ et le Zek, la partie n’est pas égale. " Alain Besançon cite l’écrivain lors de la conférence de presse : " Le rassasié ne comprend pas l’affamé " et commente ainsi : " C’est un trait de l’humaine nature et Soljenitsyne n’en faisait grief à personne. Il semble que ce refus de comprendre tienne à deux ordres de circonstances. La première est la réaction spontanée de l’homme devant l’inquiétant et l’atroce. Il se protège en tâchant de recomposer la surface lisse et rassurante d’un réel familier que l’intrusion d’une vérité désagréable venue du dehors a dérangé. (...) [l’autre circonstance est que] nous avons le plus grand mal à imaginer ce dont nous n’avons pas l’expérience. " On retrouve cette idée de l’incommensurabilité des expériences, le décalage entre les protagonistes dans l’article d’Emmanuel Berl, un décalage qui s’imprime jusque dans leur façon d’être : " Son visage restait impassible, il parlait russe, sans hausser jamais le ton — faisant paraître emphatiques les autres, à commencer par Jean Daniel ". Maurice Clavel, quoi que moins sévère avec le directeur du Nouvel Observateur, se situe dans la ligne des deux précédents. Certes, " il est des points où nous devons ouvrir les yeux de Soljenitsyne [mais justement] cette grande mission exclut que nous abaissions nos paupières sur un seul crime du camp socialiste. Si nous couvrons un seul Goulag de ce côté-là, pourquoi nous croirait-il sur les autres, sur les fascismes de l’Occident ? " Or Maurice Clavel est beaucoup moins sûr que Jean Daniel qu’il faille se réjouir du régime qui surgira au Vietnam si Thieu est défait. Lui ne prend pas à la légère la prédiction d’Alexandre Soljenitsyne sur les camps de concentration qui ne manqueront pas de couvrir le territoire " libéré " par les communistes. Il est sensible à la phrase " déjà célèbre " du sociologue Edgar Morin, qu’il cite : " Nous nous battons pour introduire à Saigon le régime que nous voulons chasser de Prague ". Il ne sait pas trop quoi penser de tout cela, doute de la validité de ses engagements, de ceux de la gauche d’une manière générale, qui, par souci de son unité, a trop cru devoir couvrir des crimes : " déjà des millions de spectres nous le reprochent ". Pour Maurice Clavel, être à gauche ne constitue pas un certificat de moralité. Seul celui qui paie de sa personne est crédible dans son combat — d’où sa crainte qu’Alexandre Soljenitsyne, maintenant en sécurité en Occident, ne puisse plus les aider et continuer à changer le monde comme il l’a fait : " C’est qu’il aura du mal — mal précieux, légitime — à s’ériger en conscience universelle abstraite jugeant (...) tous les crimes de l’univers d’un point de la Suisse. " Il semble pour Clavel que cette émission " Apostrophes " constitue un des derniers actes du dissident susceptibles d’agir sur la conscience de ses interlocuteurs, parce qu’il bénéficie encore de l’auréole du combattant qui a risqué sa vie et qui lui permet de porter un regard neuf et vrai sur l’Occident. Maurice Clavel est sensible à cette vision du colonialisme comme péché non encore expié. L’origine " anti-spirituelle " du capitalisme et des mécanismes de l’inflation se dévoile dans la course à la consommation, pour " non seulement assouvir ses désirs mais aussi pour la nouveauté en elle-même ". Il reproche à Jean Daniel d’avoir conclu l’exposé de l’écrivain par ces mots, " d’un air entendu et quelque peu docteur : ‘Contradictions du capitalisme’ " et commente : " Une sorte de bon point à l’élève Soljenitsyne découvrant naïvement l’A.B.C. de notre Savoir ! Daniel interrompait du concret par de l’abstrait, du vivant par du mécanique, une vision fraîche par un slogan éculé, une pensée par une idéologie. " La dimension religieuse de l’écrivain éclate aux yeux des téléspectateurs. Raymond Aron écrit ainsi : " Et je crois en dépit de tout [des interventions intempestives de Jean Daniel], que des millions de téléspectateurs ont recueilli son message, message de charité, de foi et d’espérance, qui illuminait le visage et le regard d’un seul. " Emmanuel Berl affirme que " Soljenitsyne (...) a raison de voir le Péché maître de notre humanité délirante. Il n’a pas parlé de Dieu. Mais j’ai bien senti qu’il ne cessait de penser à lui. Et ce personnage-colosse me paraît le prophète annonciateur de la grande vague religieuse dont je suis persuadé, comme Malraux, qu’elle va déferler avant le XXI ème siècle ". Alain Besançon cependant ne tient pas à ce que le terme de prophète à la manière de Dostoïevski ou de Tolstoï soit accolé à l’écrivain : il " répudie absolument l’attitude du voyant et du directeur d’âmes. Il ne veut pas conduite ses compatriotes dans un autre monde. Il veut les aider à habiter ce monde-ci en le débarrassant des fictions qui le défigurent. " Il insiste justement sur la préoccupation centrale de l’écrivain, à savoir la lutte contre le mensonge en chacun qui est à la base de l’oppression idéologique en URSS. Serge Leyrac lui-même, à sa manière, est frappé par la dimension religieuse du message de l’écrivain, puisque les expressions " voix dévotieuses des participants ", " icône byzantine ", " répandre la bonne parole " viennent sous sa plume. Jean Daniel parle des " accents du moine-soldat [avec lesquels] il prêche la non-violence " puis de " la douceur d’un apôtre sortant de son icône " de l’exilé. Le journaliste se félicite de s’être imposé un rôle ingrat, ceci non pour avoir " embarrass[é] quelque peu Soljenitsyne " (Soljenitsyne embarrassé ? Ces deux termes se repoussent ; à aucun moment de l’émission, l’écrivain ne parut embarrassé par les questions de Jean Daniel), mais pour lui avoir " donné l’occasion de préciser sa réflexion, de briser de récentes préventions et d’enrichir son image. " Une action positive que lui reconnaît Maurice Clavel : " C’est lui et lui seul qui a fait se prononcer Soljenitsyne sur les tares non-soviétiques de notre monde, les nôtres. A ces questions un peu acerbes, mâtinées de sourires un peu gênés, il semble avoir composé un rôle ingrat et modeste, dont les fruits furent grands. " Ainsi, le dissident a condamné clairement le colonialisme et le capitalisme. " On pouvait le croire ‘panslave’ : il s’est indigné de l’expansionnisme russe. On l’avait associé aux prêtres réactionnaire : le voici faisant le procès de l’Eglise. " Jean Daniel fait ici allusion à la conférence de presse de l’écrivain, notamment en ce qui concerne l’Eglise, dont il ne fut pas question lors de l’" Apostrophes ". Il réalise ce qui le sépare de Soljenitsyne : " Le pari sur le changement du communisme, sur son adaptation, est considéré au départ comme absurde. La recherche passionnée d’une voie qui concilierait le socialisme et la liberté, seule recherche qui vaille, selon nous, qu’on lui sacrifie son temps ou ses loisirs, devient une piètre illusion. " Et la position de Soljenitsyne n’est que le résultat de " l’implacable mécanisme d’un raisonnement broyeur " : ayant vécu le stalinisme dans sa chair, il finit par le découvrir " dans le communisme même. Non dans sa déviation, non dans sa perversion ; mais dans les inéluctables logiques de son application. " Ses plaies deviennent des arguments ; il a des visions. Un peu condescendant, Jean Daniel, qui n’est pas du tout convaincu ; concernant le Portugal, c’est lui qui aura raison : " Et si je lui dis que, revenant du Portugal, je pense que rien n’est encore joué et qu’il reste une chance d’épargner aux victimes des cinquante années de dictature salazariste d’être domestiquées par un stalinisme sommaire, il hausse les épaules. " Mais Jean Daniel lui pardonne : il a " l’excuse d’avoir été asphyxi[é] dans un archipel ". Alexandre Soljenitsyne a gardé des séquelles de ses années de camp, on ne peut pas lui demander l’impossible, d’avoir une réflexion large et de renoncer à ses " combien légitimes obsessions ". Le Français reproche au Russe de ne voir que " la branche stalinienne " du chêne et non celles du capitalisme et du colonialisme : ne s’est-il pourtant pas réjoui, au début de son article, de la condamnation sans appel de ces deux dernières branches par l’écrivain ? Enfin, il s’en prend à l’éditorial de Raymond Aron, que nous avons cité, qui en " arrive à me faire trois procès d’intention dans un seul petit article[.] Alors que je ne sache pas qu’il ait jamais été interné dans un camp. " A deux reprises, Jean Daniel reviendra sur cette émission. Tout d’abord dans son livre intitulé L’Ere des ruptures, publié en 1979. Il explique en partie son comportement par le fait qu’il est incapable de dévotion : " J’aime admirer. Je ne supporte pas de me courber. " Il se félicite toujours des réponses qu’il a suscitées de l’écrivain, cite la lettre qu’il a reçue à ce propos du philosophe Michel Foucault : " Sans vous, rien ne se serait passé — pas même ce qu’il y avait eu de grand par moments dans les réponses qu’il vous a faites. Vous l’avez mené à l’essentiel. " Il se devait de poser ces questions à l’écrivain qui, selon lui, risquait d’être récupéré par " nos pires ennemis ", c’est-à-dire ceux qui ne luttaient pas contre le totalitarisme sous toutes ses formes ou même soutenaient indirectement le fascisme et l’impérialisme (suivant l’argument communiste que le combat antitotalitaire ne peut être que suspect de sympathie avec " l’impérialisme ou le fascisme ".) Jean Daniel raconte son inquiétude, qui grandit lors de la réunion privée avec l’écrivain organisée par ses éditeurs Paul Flamand et Claude Durand du Seuil, à la Maison de l’Amérique latine. Il y découvrit un écrivain qui s’enfonçait " dans sa solitude, dans son œuvre, dans ses obsessions, creusant sa tranchée personnelle, sourd aux autres bruits du monde, approfondissant sa recherche. Dans cette ascèse, peu lui importait qu’on pût souffrir dans l’univers sous une autre oppression que celle du communisme. " Un écrivain est un homme qui s’est constitué un " monde à soi, un absolu borné " (Cioran) : c’est ce qui fait sa force. Il n’a pas vocation, contrairement au journaliste, à s’intéresser à tout et à intervenir sur n’importe quel sujet, à n’importe quelle occasion. L’univers de Soljenitsyne est le peuple russe, et sa " traversée du XX ème siècle ", depuis la Révolution de Février (sorte de péché originel) jusqu’à la Russie post-communiste, celle du chaos, en passant évidemment par le régime soviétique, le Goulag et la destruction de l’Eglise orthodoxe. Alors, bien sûr, il a tendance à minimiser les autres dictatures, à ne pas trop les prendre au sérieux (par ex. l’Espagne franquiste ou le Chili de Pinochet). Mais peut-on comparer ces régimes avec l’URSS et les traiter de " totalitaires " ? Ce concept, déjà difficile à définir, perd tout son sens à être ainsi abusivement élargi et appliqué à toutes sortes de régimes. Jean Daniel conclut, condescendant : " Il était la mémoire d’un peuple. Il aurait fallu ne rien lui demander d’autre. " On veut bien qu’Alexandre Soljenitsyne critique le régime soviétique qui l’a fait souffrir, mais qu’il se tienne tranquille maintenant qu’il est libre, semble penser Jean Daniel, s’apercevant que l’exilé ne croit pas en un socialisme qui ne serait pas une " barbarie ". Pourtant, la Russie soviétique a joué un rôle majeur dans l’histoire du XX ème siècle (au point que la chute du mur de Berlin marque symboliquement sa fin), et l’écrivain-dissident est amené à s’intéresser et à parler de la politique internationale. Et finalement, l’émission terminée, le journaliste est en partie rassuré sur les idées de l’écrivain. Il a donc bien fait d’y participer. Sur le plateau, il avait révélé qu’il avait hésité à venir. Dans L’Ere des ruptures, il nous apprend les réserves de ses amis : Jean-Marie Domenach, directeur de la revue Esprit (éditée par Le Seuil), n’aimerait pas être à sa place ; Jean Catala observe en souriant " qu’il n’y avait pas lieu d’espérer qu’un totalitarisme puisse produire autre chose que des esprits eux-mêmes totalitaires "(sic). Un an auparavant, Edgar Morin l’avait assuré de son soutien lors de " l’affaire Soljenitsyne " et l’avait prévenu : " Ca va cogner de tous côtés sur toi. Il faut que tu t’armes jusqu’au blindage. Il faut que tu continues, mais ce sera de plus en plus dur. " K.S. Karol et Max Gallo (envoyés en mission par Claude Durand) finissent par le persuader d’accepter l’invitation en lui montrant que lui, défenseur connu de l’écrivain, aura du poids pour faire comprendre à Soljenitsyne " certaines réalités ". On ne peut s’empêcher de voir de la pusillanimité dans cette incapacité de recevoir pleinement le message du dissident. De plus, les intellectuels ne réalisent pas la différence d’envergure entre eux et Soljenitsyne qui frappera beaucoup lors d’ "Apostrophes ". Eux se retrouvent empêtrés dans les volontés contradictoires de lutter contre les totalitarismes et de poursuivre le débat avec leurs amis communistes. Lui n’a de comptes à rendre à personne, il dit ce qui lui semble juste et bon pour sa mission. Comment peuvent-ils penser que l’écrivain ne " pourrait qu’être attentif aux remarques " de Jean Daniel sous prétexte que celui-ci lui a souhaité la bienvenue dans son magazine ? Le lit d’un torrent ne peut être dévié par des cailloux. Ouvrons les Esquisses d’exil de l’écrivain, publiées en 1998 (mais terminées en 1978) : Jean Daniel est désigné comme " le socialiste " qui est " tendu comme un arc ", remarque-t-il. Et il nomme les " remarques " du journaliste des " attaques ". Dans les souvenirs de l’écrivain, la particulière sympathie qu’il éprouverait pour Jean Daniel, selon les dires de ce dernier, ne transparaît pas. Alexandre Soljenitsyne a une vision plutôt négative de l’émission a posteriori, qui étonne. Il raconte qu’après avoir passé une dure journée à cavaler, c’est " sans énergie " (sic) et avec un " gros mal de tête " qu’il pénètre dans le studio semblable à " des coulisses de cirque ". Beaucoup de monde, le brouhaha domine. Le socialiste est en face de " l’homme de droite, Jean d’Ormesson qui semblait distrait, pas mobilisé pour le débat ; les autres poussaient chacun leur idée. " Jean Daniel était indubitablement impliqué dans ce qu’il disait : cela a plu au dissident. Il se désole de l’altercation entre les deux Français : " La tête baissée, j’assistai sans intérêt et même avec désespoir à leur controverse, fatigué par leurs empoignades comiques, repoussant parce qu’il fallait bien les attaques du socialiste et résigné à ne jamais déboucher sur un véritable entretien. " Mais il constate, étonné, que sa prestation a été une réussite : " toutes les opinions concordent sur ce point. " Il découvre que donner de la voix le plus possible n’est pas forcément gage d’efficacité. C’est une loi de la télévision, en effet, que les parle-fort et les énervés passent très mal : le téléspectateur, confortablement installé dans le canapé, se sent agressé. " Mon calme et mon ironie sans espoir furent justement perçus comme la manière la plus digne de représenter la Russie. " Jean Daniel dit en substance la même chose quand il écrit : " Il y eut un moment de médiocrité : celui pendant lequel d’Ormesson et moi-même nous nous étripions, tandis que Soljenitsyne se taisait. " Il est intéressant de faire un saut dans le temps, et de regarder la dernière émission d’" Apostrophes " du 22 juin 1990 qui fut un florilège de tous les numéros (programmée à 20h50). Pour évoquer celle du 11 avril 1975, Bernard Pivot a invité Jean Daniel et Jean d’Ormesson et les fait assister à leur altercation d’alors, " dont tout le monde se souvient " (comme si cela avait été le moment le plus important de l’émission !), en leur demandant leurs commentaires quinze ans plus tard (et après la chute du mur de Berlin en 1989). Le directeur du Nouvel Observateur resitue l’extrait en expliquant de nouveau ses réticences, le rôle "épouvantable " qui a été le sien, et ajoute : " Je regrette ce que j’ai dit mais, autant vous le dire, je ne regrette pas ce que je lui ai fait dire [ce qui n’a pas été montré et Daniel le déplore]. Ce qu’il a dit, du fait de la question mal posée et dont certains termes me gênent aujourd’hui, mais ce qu’il a répondu a été essentiel pour son audience dans tous les milieux dans lesquels il avait suscité un trouble. " Par ses questions, il a " grandi [l’] image " de Soljenitsyne. Jean d’Ormesson d’abord commente la polémique par un de ces traits d’esprit paradoxaux qu’il affectionne : " Contrairement à Jean Daniel, j’avais complètement oublié l’incident. Et j’avais raison de l’avoir oublié car avoir raison est mauvais pour le caractère. " Mais à peine Jean Daniel sourit-il, qu’il poursuit, incisif : " Je crois qu’on ne peut pas comparer le Chili et l’URSS. — On ne va pas reprendre le débat maintenant ?! — On ne peut pas comparer Pinochet et Staline. — Non. — On ne peut pas, et c’est la seule chose que je disais. " Etrange mémoire ! Du maigre contenu de l’altercation, on ne pouvait déduire clairement cette opinion de Jean d’Ormesson, même s’il l’avait probablement à l’esprit (c’était une vérité pour la droite à cette époque). Ce qui est intéressant de constater, c’est l’évolution de Jean Daniel qui ne regroupe plus sous le même terme de " totalitarisme " toutes les dictatures, et admet des degrés dans l’oppression et la violence politique. L’URSS stalinienne (celle dont parle Alexandre Soljenitsyne dans l’Archipel) et brejnévienne reste plus criminelle que le Chili de Pinochet. A lire ces réactions, nous remarquons que le message d’Alexandre Soljenitsyne, s’il n’est pas approuvé dans sa totalité et suscite nombre de réticences, semble néanmoins bien perçu et compris. Sa personnalité impressionne et son passé de zek inspire le respect. Plus d’un an après son expulsion, il continue de prendre une place importante dans les journaux et d’éveiller l’intérêt des Français. Ses livres se vendent très bien. Il est lu, écouté, reconnu. L’émission télévisée à laquelle il a participé a été un succès et le rôle qu’y joua Jean Daniel contribua à l’inscrire dans les mémoires. Pour l’instant, le pari des dirigeants soviétiques (une fois exilé, et en sécurité en Occident, les médias ne prêteraient plus attention à lui) est un échec. Qu’en est-il les années suivantes ? L’écrivain part d’Europe en 1976, pour s’installer " définitivement " dans un coin perdu du Vermont, un Etat du Nord-Est des Etats-Unis, au milieu des arbres, sur un vaste terrain parsemé de cinq ruisseaux qui lui donneront son nom. Il se consacre à l’écriture de la Roue Rouge. Va-t-il garder son charisme, le regard des médias va-t-il évoluer à son endroit ? Comment parle-t-on de Soljenitsyne, à quelles occasions ? L’écrivain est présent, bien entendu, par ses livres. Pendant toute la période de l’exil, il continue de publier. Une occasion de voir si son œuvre dans son ensemble est bien comprise.
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